L’habitacle des autres: un road trip en BlaBlaCar

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A cheval entre le déplacement individuel et les transports en commun, la plateforme de covoiturage BlaBlaCar est désormais solidement ancrée dans la mobilité française. Le nom l’indique – il s’agit de covoiturer et de converser. Quelle France dessinent les milliers de conversations déroulées quotidiennement au fil des kilomètres ? Cette question constitue le point de départ du livre de la journaliste Caroline Stevan.

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En introduction du livre En France, Florence Aubenas écrivait en 2014 : « A force de quais de gare et de pourquoi, les textes choisis pour ce livre ont un point commun : ils finissent par dessiner, en pointillé, un territoire, ou plutôt un pays. La France. On croit connaître cet endroit qu’on appelle « chez soi ». En réalité, c’est dans ce paysage familier que commence le mystère ». Se déplaçant pour « couvrir » les événements faisant la petite et la grande actualité de ce que les Parisiens appellent la province, la journaliste française ramène dans son sac de voyage des traces de vie ordinaire, des bribes de destins. L’élan est sensiblement le même lorsque Raymond Depardon et Claudine Nougaret sillonnent la France en 2015, à bord de leur caravane-studio, pour se mettre à l’écoute des « Habitants » puis d’en tirer le film et le livre éponymes.

Explorer la France en passager

La question de ce qui fait un pays, une identité, une façon de vivre et d’être au monde anime aussi Caroline Stevan, tout en prenant une couleur particulière sous l’effet d’un tiraillement binational. Son enfance s’est déroulée en France, puis en Suisse, et l’alternance a continué à rythmer sa vie par la suite – résidence dans un pays, vacances dans l’autre, et vice-versa. Depuis la rive helvétique du Léman où elle a posé (provisoirement ?) ses valises identitaires, la journaliste interroge son pays d’origine, « France, que deviens-tu ? ». Elle choisit alors de s’inviter dans la vie de ses habitants en intégrant les habitables de leurs voitures, le moyen sera BlaBlaCar.

Au printemps 2018, elle embarque pour un premier voyage afin de « dessiner les contours de l’Hexagone derrière les vitres d’une voiture ». La première boucle dure deux semaines, en sauts d’une ville à l’autre, ou plutôt d’une banlieue moche à l’autre, ces zones de béton et de bitume qui sont les lieux rendez-vous des usagers de la plateforme de covoiturage, ces zones commerciales en périphérie des villes où la consommation est regroupée et calée sur l’automobilité : « Un modèle qui fait frémir la bobo que je suis, partisane des petits commerces et d’une société plus décroissante » écrit Caroline Stevan. Dans le récit de ce premier voyage, le mot « bobo » revient souvent, en écho à l’aveu fait à la lectrice en introduction : « En parfaite bobo écolo, je déteste la bagnole ».

Distance géographique et distance sociale

Cet aveu, adossé à l’usage de la première personne du singulier, constitue la singularité de l’ouvrage. L’auteure n’a pas seulement traversé une frontière nationale, elle traverse aussi des frontières de classe qui la mettent en tension durant la première série de trajets. La distance sociale se superpose à la distance géographique et, avec une sincérité rare, elle nous livre ses étonnements, ses impatiences et ses agacements : le BlaBlaCarien c’est l’autre, celui qui énonce des propos déconcertant, fait preuve d’une gentillesse horripilante, étale son caractère extraverti dans ce qui est, à la base, un espace privé – l’habitacle. Au fil des rencontres, les dialogues entre covoitureurs se prolongent dans un dialogue intime de l’auteure avec elle-même, dans un mouvement réflexif épousant les kilomètres. Après un trajet avec un chauffeur de bus de la RATP parisienne, elle conclut « Sa vie me semble terriblement vide. La mienne est définitivement trop pleine ».

La distance avec celles et ceux qu’elle côtoie sur la route est mise en abîme dans un chapitre parenthèse, un chapitre-aveu encore. L’auteure interrompt brièvement son road-trip à l’occasion d’un mariage dans le Pays de Loire, du côté de sa belle-famille : « Château. Champagne. Chapeaux. Chaussures à talon. Champs de blé » - énumération rédigée  « une coupe à la main », d’une autre distance sociale. Elle quitte la Loire dans l’habitable de la Volvo familiale, en compagnie de son mari et de ses filles, et nous transmets son soulagement, « écouter une émission de France Culture (…). Etre en majorité. Etre sincère ».  Elle quitte la Volvo, entre dans une Dacia, se remet en disponibilité, en écoute, mais s’épuise. Au terme du premier voyage, à l’issue du onzième trajet, Caroline Stevan éprouve le trop-plein d’altérité, « BlaBlaCar me fait l’effet d’une jungle et j’y ai laissé mon empathie ».

Changer de paysage, changer de regard

Le livre aurait pu s’arrêter là. C’est ce qui était prévu d’ailleurs : deux semaines de voyage, deux semaines d’écriture, un livre. Mais en janvier 2019, Caroline Stevan reprend la route, en faisant cette fois le choix du rural, et se laissant guider par des intuitions, des envies de paysages et de clochers. Elle prend en quelque sorte le volant de son voyage, plutôt que de se laisser conduire, passive, voire captive. Le tracé de son itinéraire n’est pas calé sur une logique prédéfinie (un tour de France, lors du premier voyage), il se dessine au fur et à mesure. L’écriture de ce deuxième voyage se métamorphose, la voilà bienveillante et sensible à l’autre – humain et paysager, à l’image de l’auteure qui cesse de se situer en bobo et rencontre, au sens fort, ses hôtes et compagnons de voyage. Cette transformation est-elle imputable aux collines verdoyantes et aux vieilles pierres villageoises, au décor, en quelque sorte ? L’est-elle aux personnages, plus aimables, plus riches humainement ? Ou à une auteure qui a raccroché avec le principe du voyage - le temps laissé au temps, l’ouverture presque inconditionnelle aux autres, elle qui a parcouru la Route de la soie il y a 15 ans. Si la lectrice a presque été aussi soulagée que l’auteure à la fin du premier voyage, elle aurait volontiers prolongé le deuxième de quelques kilomètres-pages.


Caroline Stevan, BlaBlaCar, la France et moi, Helvetiq, Bâle et Lausanne, 2020. Avec des illustrations de Dominika Czerniak-Chojnacka.

(Texte: Cornelia Hummel, Genève, Suisse / Crédits photo : Helvetiq)