"La route est ce qui résiste et travaille encore"

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Géographe à l’IUGA (Université Grenoble Alpes), spécialiste de la mobilité et des temps urbains, Luc Gwiazdzinski est notamment l’auteur de Si la route m‘était contée (Eyrolles, 2011). Dans le contexte pandémique actuel, et parce que selon lui « la route est ce qui résiste et travaille encore », le mouvement devient plus que jamais un enjeu crucial pour l’épanouissement de notre espèce. Nous lui avons demandé d’interroger les flux en cette période de confinement à échelle quasi-planétaire. Interview télé-travaillé, entre quatre murs.

Roaditude – Nous vivons actuellement une crise sanitaire totalement inédite. Qu’apprend ce virus au géographe averti que vous êtes, au sujet de nos déplacements sur les routes et de la mobilité en général?

Luc Gwiazdzinski – C’est un choc, une crise qui remet d’une certaine façon la géographie mais aussi le temps, les rythmes et la mobilité/immobilité au centre de nos préoccupations. Elle nous ramène à des préoccupations essentielles : circuler en toute sécurité, se nourrir, se loger. Elle a rendu possible quelque chose d’incroyable il y a quelques semaines encore : notre état de quasi immobilité. L’homme hyper-mobile et agité d’hier est assigné à résidence, confiné. Comme emprisonné avec une sociabilité souvent limitée à un huis-clos familial, il redécouvre une certaine lenteur, d’autres temporalités et d’autres rythmes.

Les villes semblent figées, certes, mais est-ce que le coronavirus, ne permet pas finalement de réinvestir les déplacements routiers pour se rapprocher de l’économie locale?

L’hypothèse de la relocalisation pour des questions de sécurité et de souveraineté est reposée. En interne aux métropoles, le choix de circuits plus courts, l’idée de construire une ville des faibles distances va poser la question de la présence d’une agriculture polyvalente à proximité et de services publics et privés présents à l’échelle des quartiers. Quand par ailleurs, le succès actuel des « drive paysans », où l’on se rend en voiture n’est déjà plus un signal faible mais une tendance qui risque de perdurer dans un lien direct et une certaine proximité géographique. L’agriculture métropolitaine est une piste. Comme en négatif, révélée par les limitations de liberté, la ville du coronavirus nous montre ainsi l’importance des flux et de la mobilité pour nos vies à l’intérieur et à l’extérieur des villes. Elle oblige à les repenser comme un espace de flux plus qu’un espace de stock. Mais aussi à revenir sur certains choix comme celui des chaînes de logistiques mondialisées qui les rendent dépendantes, des choix de localisations de la production mais aussi des centres d’approvisionnement, des commerces qui avaient migré dans les périphéries.

Notre société peut-elle survivre à l’arrêt du mouvement qui transite par les routes et qui semble d’ordinaire inhérent au système vasculaire qui l’anime? 

La route est ce qui résiste et travaille encore. Et la ville ne peut survivre à l’arrêt du mouvement. Mais elle a une incroyable capacité de résilience. Elle a compris qu’elle était fragile, mais elle survivra à la crise. Sa richesse dépend de son site mais aussi de sa position dans un réseau. Des femmes et des hommes bougent, assurent la chaîne logistique afin que nous puissions vivre. Tout le monde n’est pas arrêté malgré ce que pourraient nous laisser penser les superbes images depuis des hélicoptères et des drones de métropoles vides, entre maquettes et carapaces. C’est la chaîne logistique des mobilités qui assure notre survie. Sa forme, son échelle vont sans doute devoir évoluer mais l’organisme urbain ne disparaitra pas, il s’adaptera. Le télétravail, le télé-enseignement vont naturellement grignoter des parts de temps disponible dans la journée au détriment de certains déplacements mais on sait également qu’ils ont des conséquences sur l’environnement, des limites et posent des problèmes d’égalité.

Comment la route, en sa substance même, agrégée de ses symboles, se sort-elle de ce chaos?

Cette forme de fermeture, de repli, de réorganisation autour d’une mobilité « raisonnée » de proximité va sans doute créer une envie plus grande de mobilité, une mobilité rêvée fantasmée et goûtée quand elle sera à nouveau rendue possible. En ce sens, la route, la liberté qu’elle représente pourrait redevenir « désirable », comme une part du monde d’avant, au risque de sa patrimonialisation. C’est un nouveau partage de la route qui devra être envisagé selon les échelles de déplacement, les contraintes d’activités (temps contraint - temps libre), les modes habituels où la sécurité sera importante mais où les notions de plaisir, de rythmes, de vitesse où de lenteur seront présentes avec de nouvelles hiérarchies et configurations.

Que pensez-vous des « slow streets », projets envisagés pour le déconfinement pour certaines routes de San Francisco, aux États-Unis, afin de favoriser la distanciation sociale?

C’est intéressant que cela vienne des États-Unis, pays de la voiture, avec ses routes mythiques. C’est une très bonne idée d’autant que l’on associe la marche et le vélo à la réflexion. Sans ce genre de mesures, c’est la voiture qui va sortir gagnante face aux transports publics confinés et à la marche dans la foule, deux modes à risques où la distance physique est difficile à respecter quand la densité urbaine est forte. La démarche donne une priorité à des unités de proximité, à l’échelle du quartier et recrée une nouvelle organisation urbaine. Elle permettra peut-être de passer à une nouvelle forme de ville plus durable qui privilégie les modes doux, les services de proximité à l’échelle du quartier tout en permettant les circulations rapides à d’autres échelles. On voit des solutions temporaires d’extension du réseau vélo notamment dans d’autres villes en Europe (Bruxelles, Berlin, Paris…) qui poussent sans doute ces solutions en profitant de la crise pour développer des stratégies environnementales à plus long terme.

Est-il réellement envisageable, ce changement? N’est-ce pas juste une projection fantasmée et universitaire?

Dans les « carnets de confinement » qui deviennent un genre littéraire à part et dans les enquêtes sur le confinement, chacun vante l’intérêt introspectif de ce temps d’arrêt imposé pour repenser le monde, nos villes et nos villes. C’est quelque chose de profond et d’émouvant mais dans le même temps, l’annonce du « déconfinement » a relancé la course au redémarrage de la production industrielle et aux modalités d’ouverture des services. Les premières images de déconfinement en Asie qui montrent des boutiques prises d’assaut et la muraille de Chine pleine de monde, pourraient nous rendre pessimistes, mais l’optimisme est une volonté.

Ne pensez-vous pas sincèrement qu’une fois le confinement terminé, la société des villes reparte avec un principe de mobilité sur l’axe de ses veines routières, très comparable à celui que l’on connaît?

La difficulté à conserver ses distances dans la foule pourrait limiter la pratique piétonne comme l’utilisation des transports en commun, espace clos où la sécurité sanitaire est difficilement tenable. La voiture pourrait également sortir gagnante pendant un temps de cette crise comme un appartement confiné mobile. Mais aurons-nous le choix ? A plus long terme il faudra que les politiques et l’ensemble des acteurs oublient le court terme hurlant pour le long terme silencieux et relancent une approche prospective et une politique d’aménagement du territoire qui n’oublient pas les zones rurbaines et rurales où les plus privilégiés d’entre nous ont pu se réfugier pendant la pandémie à l’exemple des 17 % de parisiens ayant quitté la capitale. Salaire, santé, mobilité, solidarité, dépendance, nombreux sont les domaines sur lesquels nous devrons réfléchir ensemble. Cette crise ne marque pas la fin de la mobilité, car si « tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre », comme le disait Pascal, on voit bien aujourd’hui que c’est aussi l’un de nos biens les plus précieux, un droit et une liberté fondamentale, que celle de circuler.


(Interview : Karine Dessale, Paris, France / Crédit photo : Adobestock)