"Le Merlu", rouler entre les mailles du filet

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Après la débâcle de 1940, un jeune soldat français, Georges Colin, évadé in extremis des griffes de la Wehrmacht puis démobilisé, reprend le volant de son entreprise de transport.  Lors de trajets entre Paris et Lyon, dans une France KO debout, il vient à se rapprocher de la Résistance.

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Le Merlu, la nouvelle série scénarisée par Thierry Dubois et dessinée par Jérôme Phalippou, aborde l’angle mort de l’Histoire de France par les routes. Depuis son atelier, fidèle à ses habitudes d’archéologue des émotions et d’historien des nationales, Thierry Dubois, nous remplit le gazogène de mémoire et d’anecdotes.

Roaditude – Comment a émergé l’histoire du Merlu ?

Thierre Dubois – Cela faisait longtemps que j’avais envie de raconter la saga d’une famille de transporteurs routiers, aborder l’histoire du transport à travers le 20e siècle. Commencer au 19e siècle avec des rouliers (transporteurs de marchandises en chariot, ndr), ce n’est pas le plus évident pour accrocher les gens. Du coup, on est parti sur une période plus évocatrice : l’année 1940, le début de la guerre, l’invasion allemande, l’exode et la confusion qui a suivi. En 2020, exactement 80 ans après 1940, on commence à peine à parler de cette période objectivement.

Comment cette année honteuse est devenue le point de départ de votre histoire ?

C’est une année maudite. La défaite de 1940 a éclipsé bien des conduites héroïques. En 1944, ceux qui ont accroché le camp de vainqueur ont voulu effacer la défaite de 1940 et tous les pauvres types oubliés. On a démarré par cette période choc pour lancer l’histoire de cette famille de transporteurs. Le transport m’a semblé un bon vecteur pour, au départ, montrer qu’on à toujours des clichés sur la collaboration et la résistance. Tout se met en place beaucoup plus doucement, presque aléatoirement, qu’on s’imagine. Jusqu’en 1941, les Français vivotent, se débrouillent, l’Occupation n’est une réalité qui se durcit qu’à partir de 1941. En 1943-45, la tension est à son comble. En 1940, la plupart des Français sont persuadés que le Maréchal Pétain leur a évité le pire. Leur but, c’est de travailler et bouffer. Ils sont persuadés que les Allemands vont repartir chez eux. L’appel du 18 juin a été réellement entendu par, peut-être, quoi ?...  10000 personnes ? Et un type ordinaire pouvait devenir résistant malgré lui. Dans ce contexte confus, la route et les routiers vont jouer un premier rôle timide mais essentiel, alors que la ligne de démarcation, qui se dessine de manière un peu aléatoire, devient un moyen de pression sur la population.

Comment avez-vous documenté cette période, ses routes, pour les reconstituer ?

Je suis depuis longtemps un passionné d’histoire. Depuis que j’ai commencé à dessiner puis me suis intéressé aux routes historiques, j’ai accumulé et lu toute une littérature sur la vie quotidienne des Français à l’époque. Livres, documents, plans, etc. Pour le système du gazogène, qui alimentait les voitures durant la pénurie d’essence, j’ai montré une auto de ce type au dessinateur, Jérôme, pour qu’il la voie en vrai. On l’ignore souvent, mais le gazogène n’était pas le fruit d’une improvisation, c’était un processus déjà envisagé dans les années 30, où on organisait des concours de camions à gazogène. J’ai utilisé aussi des centaines de photos d’archives pour rendre le tout plausible. Le garagiste, qui file un coup de main au Merlu, à Lux, est un personnage réel : André Jarrot, qui a été ministre sous Giscard, et avait un garage à l’époque, à côté de Châlons.

Quand Georges Colin reprend ses affaires et la route de Paris pour Lyon, quelle est la situation du trafic, qui circule et pourquoi ?

Dans les années 1930, Paris-Lyon par la N6, c’était un véhicule à la minute, donc pas très dense. Dès 1934, il y a une concurrence dans les transports entre rail et route. Les camions sont équipés de pneus capables d’assurer de grosses charges et le transport sur route s’installe. En 1940, il y a le choc de l’invasion et puis, assez vite, plus rien pour faire rouler les camions et les autos. Seuls roulent les véhicules militaires allemands qui commencent à occuper le territoire. Et quelques véhicules français qui peuvent reprendre une activité économique, autant dire pas grand monde. Et, dès qu’on approche la ligne de démarcation, le laisser-passer est obligatoire. L’essence est un vrai problème pour l’armée allemande, qui, dès le début de la guerre, est dans une course au carburant. De plus, organiser la circulation n’est pas évidente pour eux. Ce n’est pas facile de mettre un pays sous sa coupe. On ne quadrille pas aussi facilement un territoire.

Sur vos planches, les routes sont poussiéreuses. Elles n’étaient toujours pas asphaltées ?

Elles le sont à partir de 1920. Mais la qualité des routes d’aujourd’hui est forcément différente. On ne s’imagine pas à quel point, à l’époque, les véhicules charriaient beaucoup de poussières et donnaient aux routes un état différent. Elles étaient toujours crades, et les voitures aussi. Les premiers conducteurs avaient des tenues de cosmonaute !

Indépendamment de la présence allemande et des risques encourus par Colin dans ses allers-retours, le transport routier est proche du calvaire ?

On vient de loin, en réalité. La guerre de 14-18 est faite essentiellement par les paysans soldats. Ils voient la mécanisation en direct, sur quatre années de conflit.  Les années 1920 seront celles de la généralisation de cette mécanisation. Mais il n’y a pas vraiment d’infrastructure et prendre la route, c’est une aventure. Par exemple, avant les années 1960, les véhicules sont dépourvus de chauffage. Il n’y a pas de ressort sur les sièges des camions. A 40 ans, les dos sont ruinés! En plus, lorsqu’ils s’arrêtent dans les bistrots ou les restaurant, les routiers sont de vrais parias, sales, suants, fourbus. Ils puaient le gasoil, se faisaient régulièrement refouler. C’est le besoin d’un lieu où ils se sentent bienvenus qui facilitera la création des resto routiers, après la guerre.

Jusqu’où vous pensez aller dans cette série ? Et pour couvrir quelles étapes de l’évolution du transport ?

Dans cette saga, la période de la guerre devait faire un album, avant de partir vers la seconde moitié du 20e siècle. On a décidé, en cours de route, d’en faire deux et, au final, ce sera trois. Le deuxième tome, La Route du Sang et le troisième, Les Routes de la victoire, couvriront la suite de la guerre. On verra ensuite dans quelle direction repartir. Il nous a semblé important, en cette période, de nous arrêter sur un moment, l’exode, la débâcle, ces moments, où un État est absent. Où il n’y plus de communication, plus de gestion. D’observer comment, dans ces situations, certains sortent du lot, sans préméditation ni organisation, par à-coups… Quand d’autre décampent ou se rangent du côté des gagnants. Les gens se réveillent – ou pas – dans les grands moments de crise.


Jérôme Phalippou et Thierry Dubois, Le Merlu, Tome 1 :  Les Routes de la défaite, Paquet, 2020.

(Texte: Nicolas Bogaerts, Clarens, Suisse / Crédits photo : éditions Paquet)