Routes américaines : Beale Street, noire et blues

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Que serait New York sans Broadway ? Paris sans son avenue des Champs Élysées ? Memphis sans sa Beale Street ? De nuit, Beale Street brille de tous ses néons. Ça clignote, la musique s’échappe des portiques des bars, il fait noir, il fait blues à Memphis.

En l’espace d’un siècle, Beale Street est passée du statut de la rue principale de « l’Amérique nègre », selon le leader dans la lutte aux droits civiques George Lee, à celui de l’artère la plus iconique du pays, selon un sondage du USA Today. Comment un tel changement est-il possible ? La réponse se trouve dans la rue.

Il était une fois, dans une Amérique pas encore remise de la guerre de Sécession, un esclave libéré du nom de Robert Church Sr. qui acheta 6 acres de terre à Memphis (Tennessee), juste au sud de Beale Street. Son choix n’était pas anodin : cette rue était une frontière sous-entendue, la limite tacite entre la ville qui appartenait aux Blancs et les faubourgs noirs. L’entre-deux est à l’époque composé de commerces d’immigrants européens. Church Sr. finance d’abord un parc public, le Church Park, et un amphithéâtre pouvant accueillir 2000 spectateurs. Le directeur d’orchestre n’en est nul autre que W. C. Handy, auteur du Memphis Blues, et accessoirement père du blues.

Comme le chante Handy
Et peu à peu, la communauté noire s’approprie l’espace, invitée à y évoluer comme part entière de la société, et non comme « trois cinquième » (du nom du « compromis » utilisé pour compter les esclaves à des fins de recensement). Au début du siècle, de nombreux Afro-américains sont propriétaires de commerces sur la Beale, chose impensable ailleurs au pays, ou même ailleurs à Memphis, et on trouve de tout sur la rue, comme le chante Handy dans le Memphis Blues :

You’ll see pretty Browns in beautiful gowns,
You’ll see tailor mades and hand me, downs
You’ll meet honest men and pick-pockets skilled
You’ll find that bus’ness never closes till somebody gets killed.

Des années 20 aux années 40, c’est l’âge d’or du Blues. Les grands noms du genre – Louis Armstrong, Muddy Waters, Albert King, Memphis Minnie – viennent se produire sur la Beale, la consacrant au passage et contribuant à l’établissement de sa réputation de couche-tard, de musicale et de foncièrement afro-américaine. B.B. King va même jusqu’à tirer son surnom de l’artère : ayant fait ses débuts en tant que chanteur et DJ, il se fait appeler Beale Street Blues Boy, écourté en Blues Boy, puis en B.B..

B.B. King, le « Beale Street Blues Boy ».

B.B. King, le « Beale Street Blues Boy ».

Un « maire » de Beale Street
En 1938, un journal communautaire organise un concours pour nommer un « maire » de Beale Street, empruntant le concept des élections municipales pour l’appliquer à l’échelle d’une rue qui vient à représenter l’âme noire et l’effervescence de la communauté afro-américaine de l’époque. Matthew Thornton Sr, leader communautaire, reçoit le titre honorifique jusqu’à sa mort. C’est que Beale Street est plus que l’ensemble de ses pavés, de ses devantures, de ses trottoirs animés. Elle est une preuve d’une existence digne à laquelle tous les citoyens des États-Unis ont droit, pas seulement ceux à la peau blanche. La rue devient ici un carrefour, Thornton, un symbole.

Beale Street en 1939.

Beale Street en 1939.

1968 marque l’année de l’assassinat de Martin Luther King lors d’une visite à Memphis, à quelques rues seulement de la Beale. Il y a des émeutes, la ville est saccagée et la Beale n’échappe pas aux violences. S’en suit une période sombre pour la rue, qui perd son lustre et son animation. Au début des années 70, sous le couvert d’un projet de « renouveau urbain», on rase 400 bâtiments, ne conservant que deux pâtés commerciaux, dont les Noirs sont rapidement exclus à cause de prix de location trop élevés. Malgré tout, la Beale reçoit le titre de Home of the Blues en 1977, octroyé par le Congrès américain selon un décret spécial.

Peut-être motivé par ce titre, des promoteurs locaux prennent en charge la revitalisation de l’artère, considérée comme un succès commercial aujourd’hui. Des milliers de touristes à la recherche de l’essence du blues et de la voix rauque visitent aujourd’hui Memphis et la Beale. Sauf que la Beale ne sera plus jamais ce qu’elle a été… Les bars de blues côtoient un Hard Rock Café et un pub irlandais O’Sullivan. Parions que les résidents de l’époque auraient demandé des comptes à leur maire.


(Texte : Nora T. Lamontagne, Québec, Canada / Crédits photo : Jeremy Atherton, Marion Post Wolcott)