« La route restera pour longtemps encore le principal moyen de déplacement »

Que sera la route demain ? Entre mobilité et écologie, entre innovation technique et vie sociale, les enjeux sont nombreux qui, aujourd’hui, défient le développement de nos infrastructures. Spécialiste de la route et de son avenir, Nicolas Hautière répond à nos questions, pour passer en revue les préoccupations du domaine, et nous permettre d’imaginer la route du futur.

Roaditude – Nicolas Hautière, pouvez-vous nous présenter votre institut, et nous expliquer quel est votre travail ?
L’Institut français des sciences et technologies des technologies, de l’aménagement et des réseaux (Ifsttar) est né en 2011 de la fusion entre le Laboratoire Central des Ponts et chaussées (LCPC) et de l’Institut national de recherche sur les transports et leur sécurité (Inrets).

L’institut a pour missions de réaliser ou faire réaliser, d’orienter, d’animer et d’évaluer des recherches, des développements et des innovations dans les domaines du génie urbain, du génie civil et des matériaux de construction, des risques naturels, de la mobilité des personnes et des biens, des systèmes et des moyens de transports et de leur sécurité, des infrastructures, de leurs usages et de leurs impacts, considérés des points de vue technique, économique, social, sanitaire, énergétique, environnemental et humain.

Dans ce contexte, mon travail consiste à diriger un programme de recherche pluridisciplinaire et transverse à l’institut visant la réalisation de démonstrateurs de la route du futur. Ce travail est réalisé en partenariat avec l’ensemble de la communauté routière, tant au plan national, qu’européen voire international. Concrètement, cela signifie élaborer des projets de recherche pour développer et tester des technologies routières innovantes.

Lors du dernier Salon de l’automobile de Genève, il est apparu que certains constructeurs avaient des projets de voiture volante (notamment, Airbus). Dans ces conditions, la route a-t-elle vraiment un avenir ?

Aujourd’hui, la route constitue très largement le principal moyen de déplacement des biens et des personnes, et le restera certainement encore pendant beaucoup de temps. Dans un avenir proche, il faut parvenir à réduire les ruptures de charge entre la route et autres modes de transport, de manière à optimiser globalement nos déplacements au quotidien du point de vue de la sécurité, du confort et de l’efficacité énergétique. Les voitures volantes mais aussi les voitures autonomes, connectées, partagées, électriques participent à cette vision d’une mobilité conçue comme un service.

Le projet de voiture volante développé par Airbus.

Le projet de voiture volante développé par Airbus.

On parle de « génération de routes », la cinquième étant en cours… Pouvez-vous nous expliquer cette notion ?
La route a toujours su s’adapter aux défis de la société. Initialement conçues pour le déplacement des cavaliers, les routes de première génération ont été revêtues de pavés pour permettre aux services de poste et à l’armée de parcourir plus rapidement l’ensemble de l’Empire romain. On peut donc considérer les routes romaines comme les routes de deuxième génération.

La voie romaine, route de deuxième génération.

La voie romaine, route de deuxième génération.

Avec l’essor du trafic automobile et du développement de la bicyclette, le 20e siècle a vu croître le besoin de chaussées de meilleure qualité. On a donc revêtu les routes, constituées de gros cailloux et préalablement tassées au rouleau compresseur, avec du goudron, des pavés bitumineux ou de l’asphalte, comme cela se faisait déjà pour les trottoirs depuis le début du 19e siècle. C’est ainsi que sont apparues les routes de troisième génération.

Mais l’automobile continuait à utiliser les chemins et axes de transports des chevaux et hippomobiles, suivant des tracés qui n’avaient pas été conçus pour elle. C’est l’autoroute, ou route de quatrième génération, inventée au lendemain de la deuxième guerre mondiale, qui va répondre aux besoins spécifiques de la voiture et des poids-lourds, tant du point de vue de la vitesse que de la sécurité. L’histoire montre ainsi que les routes ne connaissent pas de fin de vie. Elles sont vouées à se rénover en permanence, à changer de fonction et à en supporter de nouvelles. De ce fait, elles cristallisent les innovations qui répondent le mieux aux enjeux de société d’une époque.

Quelles sont les spécificités des routes de cinquième génération ?
Si on poursuit l’hypothèse émise précédemment que nos besoins de mobilité façonnent nos infrastructures de transport, alors il suffit de connaître ces besoins pour spécifier ce que doit être la route de cinquième génération. Elle doit donc constituer en premier lieu un support pour les nouveaux modes de transport, comme les véhicules autonomes, décarbonés et partagés. Mais le développement de la route de cinquième génération doit également prendre en compte les transitions sociétales à l’oeuvre en matière de transition énergétique, écologique et numérique, tout comme le font les villes, pour réduire leur empreinte carbone et gagner en résilience face au changement climatique. Ainsi, la spécificité de la route de cinquième génération est de constituer un trait d’union entre route et ville intelligente.

Ecologie, sécurité, matériaux, technologie… Quelles sont vos pistes de recherche actuelles ?
Nous travaillons sur trois grandes familles de solution. Nous travaillons tout d’abord sur des routes plus écologiques, dont les matériaux sont recyclés et biosourcés, afin de réduire au maximum l’utilisation de ressources naturelles non renouvelables. Nous travaillons ensuite sur des routes intelligentes, à même de s’autodiagnostiquer pour en optimiser la maintenance, et communicantes, pour mieux en gérer la circulation et améliorer leur sécurité. Nous travaillons enfin sur l’électrification de la route, afin de permettre aux véhicules électriques de se recharger en roulant, et sur la production d’énergie par la route elle-même pour améliorer son efficacité énergétique. In fine, l’objectif est de faire converger ces trois solutions.

Tronçon de route intelligente en Angleterre.

Tronçon de route intelligente en Angleterre.

La mobilité évolue également beaucoup, notamment avec les voitures électriques et l’autonomie de la conduite. En matière de recherche, quelles sont les interactions entre mobilité et génie civil ?

Techniquement, la route actuelle a été conçue autour de deux interactions : le contact pneumatique-chaussée ou adhérence, qui permet au véhicule de se maintenir sur la trajectoire désirée, et la visibilité, qui permet au conducteur d’anticiper et d’adapter sa trajectoire à la situation rencontrée.

Les nouvelles technologies visent principalement à développer deux nouveaux types d’interaction entre le véhicule et l’infrastructure, à savoir interactions sur le plan énergétique (concept de V2G) et interactions sur le plan de l’information, afin de mieux percevoir l’environnement, notamment tout ce qui est hors champs visuel (concept de V2I). Quant au véhicule autonome, il est encore très difficile de savoir si à terme celui-ci engendrera de nouvelles interactions avec l’infrastructure. Si aujourd’hui il peut nécessiter des infrastructures “adaptées” à la marge pour circuler en toute sécurité (par exemple en termes de signalisation), on peut espérer que la numérisation des infrastructures permette de réduire le surcout lié à son introduction, voire permette d’en réduire le coût global.

Les gens ont plutôt une image négative de la route (pollution, embouteillages, accidents, etc.). La route de demain sera-t-elle mieux intégrée, plus humaine ?

Les gens ont une image négative de la route, notamment en milieu périurbain, à cause des trop nombreux véhicules qui y circulent, à savoir des véhicules polluants, bruyants, dangereux et sous-utilisés. Les gens n’ont pas cette image du tramway ou du vélo, or le tramway tout comme le vélo empruntent les routes. Si on parvient collectivement à construire une mobilité plus responsable, plus propre, plus partagée et plus sûre, y compris en milieu périurbain, alors la route de demain sera de fait mieux intégrée et plus humaine.

Vous dites « collectivement »… Dans les faits, comment se fait la collaboration avec les autres parties prenantes de la route – je pense notamment au monde politique et à l’industrie automobile ?

Pour parvenir à déployer la route de cinquième génération, il faut parvenir dans un premier temps à en réaliser des démonstrateurs en grandeur réelle, c’est-à-dire pouvoir transformer des routes actuelles en route cinquième génération ou construire des routes neuves au summum de l’état de l’art. Cela suppose évidemment de mobiliser à la fois les maîtres d’ouvrage et les industriels de différents secteurs (énergie, numérique, route, automobile) pour co-innover sur un même lieu. Mais une telle mobilisation suppose avant tout de convaincre les décideurs politiques (nationaux et locaux) et les agences en charge du financement de l’innovation (au plan national et européen) à investir la problématique et à y consacrer des moyens conséquents. Cela se traduit notamment par des appels à projet de recherche et d’innovation, à l’image de l’appel à projet « route du futur » initié en juillet 2015 en France par l’ADEME. Cet appel s’inscrivait lui-même dans la loi de transition énergétique votée également en 2015.

En France ou ailleurs, quelles sont les réalisations routières récentes les plus modernes, les plus ambitieuses sur le plan technique ?

Le projet Route 5e Génération constitue la déclinaison française du projet Forever Open Road piloté par le FEHRL, une association européenne qui regroupe 30 membres à travers le monde, dont l’administration américaine en charge des routes. L’Europe et les Etats-Unis me semblent donc en pointe sur le sujet, même si l’Asie du Sud-Est a été avant-gardiste sur le sujet de la route électrique. En France, nous n’avons pas à rougir, bien au contraire. Un démonstrateur de route à induction capable de recharger plusieurs véhicules électrique en roulant a été inauguré fin mars à Versailles par l’institut Vedecom dans le cadre du projet européen FABRIC. Un démonstrateur d’un kilomètre de route solaire a été inauguré par la Ministre Ségolène Royal en décembre 2015 en Normandie. 3000 véhicules connectés vont être déployés sur les routes françaises par les groupes PSA et Renault dans le cadre du projet SCOOP@F piloté par le Ministère français en charge des transports. Enfin, un démonstrateur de route entièrement biosourcée sera inauguré en juillet prochain par l’Ifsttar et le groupe Eiffage dans le cadre du projet européen BIOREPAVATION. Cela n’est qu’un début et on peut espérer que les exemples se multiplient dans les années à venir, grâce à l’appel à projet susmentionné qui portera ses fruits d’ici 2020.

Démonstrateur de route solaire inauguré en 2015 en Normandie.

Démonstrateur de route solaire inauguré en 2015 en Normandie.

Y a-t-il une route qui vous tient à cœur particulièrement, pour des raisons techniques, ou pour des raisons émotionnelles ?
Sur le plan technique, je rêve d’une route qui puisse produire toute l’énergie dont elle a besoin pour alimenter les véhicules qui la parcourent. Certes, c’est encore un rêve d’ingénieur mais celui-ci ne semble plus hors d’atteinte. Sur le plan émotionnel, c’est la route touristique entre Portsall et Argenton située dans le département français du Finistère qui me tient particulièrement à cœur. Les tempêtes hivernales y rendent les trajets très impressionnants, tandis que l’été on peut s’y garer pour pratiquer le surf jusqu’au soleil couchant.


(Interview : Laurent Pittet, Nyon, Suisse / Crédits photo : Colas-Joachim Bertrand, Airbus, Wikipedia-Nicolas Guillaume, Highways England, Wikipedia-kumkum)