« Les routes voyagent également dans le temps »

image.png

Auteur entre autres de Révolutionnaires ! De Spartacus à Rosa Lxembourg, ils voulurent changer le monde (Jourdan), des Grands Hommes à vélo (Glénat, 1998), Renaud Alberny propose dans Petites histoires des routes mythiques un fabuleux voyage à travers une dizaine de routes légendaires sillonnant la planète. Dans un monde où les moyens de transport et de communication annulent les distances, où l’on met moins de temps pour traverser des continents qu’on n’en mettait à la Renaissance, au XVIIIe siècle pour franchir des pays, Renaud Alberny rend hommage à des routes qui « conservent la notion de la distance et de la durée » et qui, témoins de l’histoire et de la géographie, exhument la magie du dépaysement.

Par le choix de l’hyper-connexion, en raison de la mondialisation, le XXe et le XXIe siècles ont ceinturé la planète de réseaux routiers, maritimes, aériens au maillage si serré qu’ils ne laissent que peu de place à l’esprit d’aventure. À l’heure où on relie les coins les plus reculés, où les territoires vierges sont choses passées, on se désole d’une nature portant presque partout l’empreinte de l’homme. La wilderness est domptée, domestiquée. Dans ses pérégrinations le long de routes mythiques ou de routes moins connues (la Nationale 7 — déclassée —, la Transsibérienne, la Route du Roi en Jordanie, la Grand Trunk Road, la Karakoram Highway, la Friendship Highway, la Route Mandarine, la Tokaido, la Stuart Highway en Australie, la célébrissime route 66), Renaud Alberny nous fait partager l’émerveillement de découvrir des lieux chargés d’une profondeur historique, d’une charge inépuisable de beauté. Reliant des mondes, des cultures, des imaginaires, les routes gardent ce pouvoir d’ouvrir les portes de la perception, de déraciner celui qui les parcourt, de le faire entrer dans l’inconnu. Un inconnu que l’explosion des voies de commerce n’a pas réussi à anéantir.

cover-196x300.jpg

Roaditude – De chacune des routes que vous explorez, accompagnant le texte par des photos et des cartes, vous faites un personnage dont vous retracez l’évolution au fil des siècles, les paysages. Quelle est la première route  que vous avez explorée ? De quand date votre passion pour la route ?
Renaud Alberny – Explorer est un terme trop grand pour moi. Se balader serait plus à ma mesure. Cela étant, mes premiers souvenirs de route remontent à l’enfance. Assis à l’arrière d’une Ami 6, grimpant dans le Morvan, sur la route du Mid – la Nationale 7. À côté de moi, mon parrain puis mon frère à l’autre portière. Ma mère conduisait. Mon père était assis devant moi. Je lui demandais de raconter des « anecdotes ». Il en connaissait ou en inventait à profusion. Je me levais pour me pencher sur le siège et écouter.  C’était épatant.

Quand on vous suit le long de la Transsibérienne, « route de la neige et du froid », « chemin d’exil et de déportation » écrivez-vous, ou le long des autres routes, on fait l’épreuve d’un double voyage, dans l’espace d’une part, dans le temps de l’autre, dans la littérature aussi. Les routes sont-elles pour vous des creusets où se lisent les événements du passé, le visage du présent ? Vous convoquez Ivan le Terrible, Gorki, Pasternak, le bagne où Dostoïevski fut emprisonné, l’exécution des Romanov à Ekaterinbourg ou encore Alexandra David-Neel pour la Friendship Highway, les ruines de la cité antique de Petra découvertes par Burckhardt le long de la Route du Roi en Jordanie. Peut-on dire que vous procédez en voyageur mais aussi en historien, en géographe, en romancier en creusant derrière la route les drames, les conflits, les guerres dont elle a été le témoin ?
Un jour, travaillant sur la présentation d’une base multimodale dans le nord de la France, j’ai découvert qu’elle se situait pile sur le tracé d’une antique voie romaine reliant Nemetacum (Arras) à Turnacum (Tournai). Je me suis ainsi rendu compte que les voies de communication terrestres avaient une belle constance et que nombre d’entre elles suivaient inlassablement le même tracé, si ce n’est depuis toujours, du moins depuis belle lurette. De fait, les routes ne traversent pas seulement  des plaines, des vallées, des forêts, des déserts, des montagnes… Elles voyagent également dans le temps. Vaille que vaille, elles ont traversé les siècles Et, chemin faisant, l’histoire des villes, des régions et des pays, qu’elles relient. Partant de là, je me suis dit : prenons quelques-unes de ces routes ; suivons-les de bout en bout et racontons les paysages, les personnages, les peuples, l’histoire et les  « anecdotes »  qu’elles nous font découvrir au fil des kilomètres, au fil du temps.  Ainsi, suivant, par exemple, la Route Mandarine, on traverse monts et rizières verdoyantes, on longe la mer de Chine, mais un peu partout on rencontre l’Indochine, on rencontre la guerre du Vietnam. Et on rencontre, passant par là, Albert Londres ou l’Oncle Ho. Tout comme, quelques kilomètres plus loin, on tombe sur Antonio de Faria, le premier européen à avoir mis les pieds au Vietnam. La route est le plus court chemin pour aller d’une histoire à une autre.

Un mot sur la Karakoram Highway qui relie le Pakistan à la Chine, sur les conditions de voyage, la poussière l’altitude, l’escarpement, les ravins de l’Himalaya, le climat, les menaces de dangers, d’éboulements au Kohistan. La dimension spirituelle du voyage se double d’une dimension très physique.  Je pense aussi à vos descriptions de votre progression sur la Frienship Highway qui caracole à 5000 mètres d’altitude du Népal au Tibet…
Etre dans un minibus pakistanais qui remonte tout cahotant, la Vallée de l’Indus  est en soi un voyage.  De  même, dans un minibus népalais qui grimpe vers le plateau tibétain. Des jours pour effectuer quelques centaines de kilomètres. À se sentir littéralement transporté ailleurs. Loin. Le confort n’est pas là, mais tout le reste, si. On est secoué, balloté, brinqueballé. Parfois, face à un éboulement qui emporte la route. Parfois en panne. Parfois en proie au mal d’altitude… Mais, que voulez-vous ? C’est normal. On voulait aller dans l’Himalaya et bien, on y est.  Un peu comme Marco Polo, Alexandra David-Neel, Georges-Marie Haardt ou Tintin… C’est toute une aventure. Un rêve qui se réalise.

Côté chinois, vous évoquez le futur désastreux de la Karakoram Highway, désastreux du moins pour ceux qui se soucient de l’environnement, de la splendeur des paysages de la nature, du patrimoine historique, des joyaux des cités antiques. Pouvez-vous parler de l’ancienne Kashgar presque entièrement détruite et évoquer le projet d’un Corridor économique sino-pakistanais et ses conséquences ? Sur une terre déjà en proie aux séismes, au nom de la productivité, du tourisme, du commerce, ce projet exige de noyer les gorges et les vallées himalayennes…
Il est difficile d’imaginer une autoroute, une voie de chemin de fer et un pipe line courant côte à côte, de Kashgar jusqu’au golfe d’Oman. C’est pourtant ce qu’entendent réaliser la Chine et le Pakistan. À première vue, les vallées himalayennes, notamment la vallée de l’Indus, devraient s’en trouver défigurées. Balafrées. Plus grave encore, leur équilibre écologique, leur environnement devrait en prendre un méchant coup. Difficilement accessible, la région demeurait jusqu’alors préservée, sauvage. Elle va devenir un lieu de passage, une zone de transit. Comment imaginer qu’elle s’en sorte intacte ? Cela étant, vous le rappelez, dans cette région, la terre tremble, les pans de montagne s’effondrent, des lacs se forment, la nature est hostile… Nul doute qu’elle exprimera violemment sa profonde hostilité à ce Corridor. Celui-ci est vraiment loin d’être construit. Mais quelle horrible perspective qu’il le soit un jour ! Quant à Kashgar, je crois, que d’ores et déjà, on ne peut qu’être nostalgique du bazar de la place Id Kah, du marché du dimanche, paraît-il le plus grand d’Asie et d’une bonne part de l’exotisme et l’énergie de cette ville des confins que l’on découvrait, ravis, il y a vingt-cinq ans.

Votre feuille de route sillonne l’Europe, l’Asie, l’Australie, l’Amérique du Nord. Quelles sont les routes que vous aimeriez arpenter, notamment en Afrique ou en Amérique du Sud, deux continents que vous n’avez pas abordés dans le livre ?
Mis à part les pays du Maghreb, l’Egypte et le Sénégal, j’ai très peu été en Afrique. Je n’ai jamais mis les pieds en Amérique du sud.  Mais j’aimerais beaucoup connaître ces continents, les parcourir. La transamazonienne, la transsaharienne font évidemment rêver, mais je suis sûr que l’on doit trouver là-bas, que ce soit au Chili, à Madagascar, dans la pampa argentine ou la forêt gabonaise… Des routes et des destinations  extraordinaires. Il faudra vraiment que ma compagne et moi y allions un jour.

Pourquoi avoir choisi d’ouvrir le livre par Lao Tseu : « Un voyage, fût-il de mille lieues, débute sous votre chaussure » ?
On ne sait pas si Lao Tseu a véritablement existé. Il n’est pas impossible qu’il soit en réalité le fils d’une comète ou d’un dragon volant. Quoiqu’il en soit, il a exprimé des pensées – pour ce que j’en connais – souvent belles et pleines de sagesse. Je trouvais celle-ci particulièrement imagée. J’y vois l’idée que le voyage commence là où on est, à l’instant où l’on part. Peut-être même dès qu’on a décidé de partir. L’idée aussi qu’il n’y a qu’un pas à faire et, zou, c’est parti.


Renaud Alberny, Petites histoires des routes mythiques, éditions Jourdan, Paris, 2018.

(Interview : Véronique Bergen, Bruxelles, Belgique / Crédit photo : Pixabay-Caradoc)