Petits plaisirs de la route : s'évader par les cartes

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Parfois il n’est pas nécessaire de prendre la route pour la vivre. Depuis sa chambre ou son salon, il suffit de consulter une carte pour se lancer dans un fascinant périple immobile. Car encore plus que des outils pour s’orienter, les cartes routières sont déjà une invitation à s’évader.

Bibendum au biberon
Pour les francophones, du moins en Europe, les cartes sont inévitablement associées à un nom, Michelin. Combien sommes-nous à avoir grandi avec Bibendum, à avoir regardé nos parents définir l’itinéraire des vacances sur des plans dépliés à même le sol, posés sommairement l’un à côté de l’autre, calculant les distances entre les points fléchés ? « 17 + 21 + 5 sur la rocade… », « Cette année essayons de passer par Clermont », « Et si on remontait plutôt sur Auxerre ? ». C’est aussi cela, la route : ces kilomètres de papier, planifiés, disputés et souvent démentis dans la réalité par la construction d’un nouveau contournement que notre vieille édition 1983 n’avait pas encore signalé. Ainsi les cartes Michelin, avec leur code couleur et leur typographie inimitables, sont-elles les gardiennes d’un véritable imaginaire collectif routier. Pas étonnant qu’on les retrouve dans bien des films et des romans, comme dans La Carte et le Territoire, de Michel Houellebecq, où le héros principal s’en inspire pour créer des œuvres d’art.

Une nouvelle expérience numérique
Oui, mais ça c’était avant les GPS et Google Maps, diront certains. Et il est vrai qu’il est commun de penser que les médias numériques ont désenchanté les cartes, les réduisant à leur pure fonction d’orientation, les accompagnant d’une exécrable voix de synthèse pour rendre le tableau encore plus glacial et robotique. Mais en vérité, si elles ont détruit le charme du papier et des pliages approximatifs, les nouvelles technologies ont enrichi encore davantage notre expérience, lui donnant encore plus de profondeur et nous offrant encore plus de possibilités de vagabonder.

En cartographiant la Terre avec la minutie et la persévérance des encyclopédistes des siècles passés, Google en particulier n’est pas loin de nous proposer l’un des terrains d’exploration les plus captivants qui soient donnés : un monde en trois dimensions qui dépasse de loin le Brabant wallon ou la Haute-Garonne, un monde où l’on peut parcourir des routes en Inde, admirer des cols en Argentine, apprécier le relief des montagnes ou la hauteur des viaducs, ou simplement se plonger au cœur d’une rue commerçante d’une ville d’Afrique du Sud. En bref, les cartes nous dotent désormais d’une capacité inouïe à nous projeter, à découvrir d’autres univers, à confronter notre imagination avec la réalité. Il y a quelques années, le site web GeoGuessr a eu l’idée d’en jouer grâce à la fonction Street View de Google Maps : catapultés de manière aléatoire sur une route anonyme aux quatre coins du monde, les internautes sont invités à situer sur une carte le coin de pays sur lequel ils se retrouvent par le hasard des algorithmes. Plus leur estimation est précise, plus leurs points s’accumulent. Paysages, langue et format des panneaux de signalisation, couleur des lignes sur la route, tous les indices sont bons pour essayer de deviner au plus près dans quelle région le jeu nous a placés (geoguessr.com).

Au pays des plans improbables
Au-delà du pouvoir de nous projeter, le numérique nous offre aussi l’opportunité de dessiner de nouveaux itinéraires auxquels nous n’avions jamais pensé. Ainsi, ce qui définit les cartes d’aujourd’hui, c’est qu’elles sont truffées d’informations : monuments, magasins, entreprises, restaurants et hôtels sont répertoriés par millions. Quand on croise ces données, il devient possible de créer des cartes d’un autre type, basées sur les statistiques ou les sujets d’intérêt les plus improbables. Il y a quelques mois, des chercheurs de l’Université de Waterloo au Canada publiaient par exemple un très précis et très scientifique circuit de 45’495,239 km reliant les 24’727 pubs du Royaume-Uni (http://www.math.uwaterloo.ca/tsp/road/uk24727_tour.html).

Un autre projet, Roads to Rome, s’est plu à cartographier 3,375746 millions de routes menant à Rome et vers d’autres métropoles du monde (http://roadstorome.moovellab.com/). Le résultat ressemble à un fantastique musée virtuel où seraient exposés des tableaux à mi-chemin entre les cartes hydrographiques et le schéma des veines d’un corps humain. Ainsi mis en valeur, nos chemins millénaires semblent répondre à une mystérieuse et vertigineuse esthétique.

Au même titre qu’elles ont apporté un brin de folie et d’absurdité à notre imaginaire routier, les nouvelles technologies nous ont également donné une incroyable capacité à prendre possession des cartes pour en faire notre propre terrain de jeu, réinventant nos circuits à l’envi. C’est ce que révèlent notamment les applications dédiées aux runners, comme Nike+ ou Figure Running, qui permettent aux utilisateurs de faire des dessins en courant. Elles ont donné lieu aux croquis les plus loufoques, à l’image de cette joggeuse américaine devenue populaire pour avoir publié ses « dick runs » — des courses à pied dont le tracé dessine des pénis à la manière d’un running gag potache (http://runningdrawing.tumblr.com/ ou https://www.instagram.com/clairewyck/).

Les cartes sont faites pour regarder ailleurs
Finalement, qu’elles soient numériques ou sur papier, les cartes expriment un plaisir qui dépasse l’asphalte de la route — le plaisir d’esquisser un territoire dans sa tête, dans ses rêves, de compléter ou de prolonger un itinéraire en lui donnant la forme que nous souhaitons, en l’enrichissant des informations qui nous tiennent le plus à cœur. C’est au fond ce que résumait parfaitement Michelin il y a quelques années, dans une très belle campagne de publicité.


(Texte : Alexis Malalan, Belgrade, Serbie / Crédits photo selon source web indiquée)