Le cyclisme se pratique sur le terrain même où s’est écrit sa légende

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A 40 ans bien passés, François Paoletti a l’idée un peu folle et obsessionnelle de parcourir l’ensemble des courses cyclistes, les « classiques », celles du millésime 1973, où trônait la figure d’un commandeur cannibale : le grand Eddy Merckx. Consigné dans un livre riche en images, le récit raconte avec panache la folie enfantine d’un coureur solitaire.

En 1973, Eddy Merckx est alors au faîte de la gloire. En 4 ans de succès et de performances affolantes, il a complètement changé le game, retourné le sport cycliste. Rouflaquettes, sourire carnassier, regard de tueur à la Jack Palance, sublimé par les réalisations télé audacieuses du début des années 70, il est un peu au vélo ce que John Bonham de Led Zeppelin est à la batterie: une certaine idée de l’inégalable, l’incarnation de la rock star qui allie classe, panache et une frappe/un jambon aussi impeccablement cadencé que redoutable dans ses ruptures, et ses coups de folie, capable de s’envoler d’un coup d’aile au-dessus de tous et de toute chose.

François Paoletti s’est entiché sur le tard de cette figure tutélaire dont il conservait quelques réminiscences télévisuelles datant de l’enfance. Mais cette enfance lui est revenue de plein fouet lorsqu’il commence le vélo, dans la trentaine. De cette rencontre entre l’enfant devenu adulte et le héros devenu archétype, est né un récit tentaculaire d’un coureur amateur qui part sucer la roue du souvenir, renifler les traces du maître sur le haut du pavé du cyclisme, à la poursuite de ces classiques qui ont fait le fond gras de l’histoire d’un sport qui n’est pas tout à fait comme les autres.

Roaditude – Que représente Eddy Merckx, pour vous, et cette année 1973 ? C’est votre première image du cyclisme ?
François Paoletti – Je suis né en 1968, dans une génération qui a grandi après les illustres années de Merckx. A 5 ans, en 1973, j’avais entendu parler de lui, car je regardais beaucoup les émissions de sport à la télé. Je ne faisais pas particulièrement de vélo, plutôt du foot, mais ce nom, ne fut-ce que par ses sonorités, m’a marqué. Je l’ai plus connu après, à travers la presse, les archives. Pour le livre, j’ai reconstitué et un peu agrémenté, ré-inventé mon histoire. Dans un passage, je me suis amusé quand même à prendre la place de Merckx pour raconter sa journée du fameux Milan-San Remo en 73, auquel il ne participe pas car il est malade, et je l’imagine commenter la victoire de Roger De Vlaeminck.

Le football n’est pas sans lien avec Merckx, qui a envisagé une carrière de footballeur et qui était proche de Paul Van Himst (joueur puis entraineur emblématique du RSC Anderlecht). Et puis, vous parlez dans le livre de Johan Cruyff qui, comme Merckx, fait partie de ces sportifs qui ont marqué leur sport, en ont profondément changé les codes, l’image, la destinée…
Oui, c’est très juste. Cette relation de Merckx avec le foot est en miroir avec la mienne, car c’est le foot qui m’a amené au vélo, quelque part, sur le tard. Ce lien avait sa place et son sens dans le livre. Très récemment, j’ai rencontré un ami qui m’a dit que Dominique Rocheteau s’était mis au vélo – Rocheteau, l’Ange Vert, dont je parle dans le livre, me fascine. Pour moi il y a un lien qui réunit ses deux sports, qui peut faire récit et raconter des choses. Par exemple, le fait que Cruyff fait effectivement partie, avec Merckx, Mohammed Ali, Rocheteau, de ces sportifs qui ont changé la trajectoire de leurs disciplines, peut importe s’ils en étaient ou pas les plus grands champions. L’année de la sortie du livre a été celle d’une actualité douloureuse avec la mort de Cruyff et celle de Ali : nous réalisons que nous sommes sur des générations qui avancent en âge et qui en ont conscience. Quand j’ai rencontré Eddy Merckx, pour lui demander de préfacer le livre, il a eu une demande qui, pour moi, en est le signe : il m’a demandé de pouvoir y rendre hommage à ses coéquipiers de l’époque, en les remerciant tous nommément. Il a estimé qu’il ne l’avait pas assez fait. Il a considéré que ce bouquin c’était une manière de leur rendre hommage. D’après moi, c’est une preuve supplémentaire que ce type incarne la classe.

Comment ce projet à la fois fou et génial a-t-il bien pu germer dans votre esprit ? Comment y avez vous donné corps ?
C’est né, très ordinairement, d’une double envie : une envie de vélo et une envie d’écrire. Une envie d’inventer une histoire qui soit liée à la grande histoire du cyclisme, qui s’écrive au présent et, en partie, sur une selle. Cela s’est cristallisé à travers la lecture des types qui ont fait ça bien avant et bien mieux que moi : Eric Fottorino, Bernard Chambaz, par exemple, qui font du vélo et à travers leur récit de vélo, convoquent cette même grande histoire du cyclisme. Le projet lui-même s’est déclenché en discutant avec Chambaz, un écrivain que je lis depuis longtemps, et que j’ai rencontré. Il a une affection particulière pour le Milan-San Remo. On s’est mis à en parler, puis j’ai réfléchi à partir de là à élargir la réflexion aux classiques, un matériau assez magnifique, constitutif de la très grande histoire du cyclisme, moins utilisé ou mobilisé que le Tour de France, qui canalise depuis quelques décennies une grande partie de l’attention. En commençant à travailler sur le sujet, je me suis rendu compte que chaque pays, chaque région, porte des configurations de parcours différentes, une histoire aussi vieille que le deux roues. Certaines compétitions ont un héritage oublié, comme Bordeaux-Paris, une des premières grandes courses cyclistes. En tirant sur le fil, en regardant les palmarès, le nom qui ressort le plus est celui de Merckx. Là, je pouvais établir des liens avec cette époque liée à mon enfance. L’année 1973, c’était celle de mes 5 ans. C‘est l’âge auquel on apprend à faire du vélo, à lire et à écrire.

Et cette envie d’aller tâter du bitume et du pavé ?
Le cyclisme n’est pas un sport comme les autres, tout simplement parce qu’on peut le pratiquer sur le terrain même ou s’est écrit sa légende. Je ne vois que la voile et la montagne pour permettre ça. Et puis, il ne faut pas grand chose pour rouler : un vélo et une route. Avant d’être un sport, c’est une activité qu’on pratique, pour la plupart d’entre nous, tôt dans nos vies.  Une activité qui correspond à un moment d’émancipation, quand l’échelle du monde change tout d’un coup : elle devient plus vaste et imprime un sentiment de grande liberté. Du coup, peu importe l’âge auquel on le pratique, il y a une part de l’enfant qui monte aussi en selle. Et puis, il y a souvent un truc qui se passe dans la tête du môme : quand il s’amuse à sprinter, il s’imagine dans la peau de ses héros.

Parmi les nombreuses citations qui émaillent ce livre, il y a celle de Sylvain Tesson « Qu’est-ce que je fais là ? est un titre de livre et la seule question qui vaille ». C’est une question que vous vous êtes souvent posée ?
C’est une question qu’on se pose beaucoup de manière générale dès qu’on a plus de 40 ans, et pas seulement sur un vélo. C’est à cet âge qu’on prend conscience que le temps passe et n’est pas infini. Quand je me suis lancé là-dedans, il y avait beaucoup d’inconnues : allais-je être capable d’aller au bout du parcours ? D’aller au bout du livre ? Allait-il fonctionner ? Tenir la route ? Est-ce que tout ça n’est pas ridicule ? Au-delà de ce projet, il y a l’envie d’en imaginer d’autres dans son prolongement, de creuser un sillon personnel du cyclisme littéraire ou de la littérature cycliste… Ce projet a été un grand saut dans le vide.

Quelles traces les routes que vous avez empruntées gardent-elles du passage de ces classiques ? Vous décrivez les nombreuses stèles, dalles, inscriptions qui rendent hommage à ceux qui ont fait l’histoire de ces classiques, mais ces lieux vibrent-ils toujours de cette mémoire ?
Les stèles sont assez moches, pour parler franchement. Sur le tracé de Liège-Bastogne-Liège, une stèle dédiée à Merckx a provoqué une grande émotion chez moi lors de mon passage. Il y a des traces physiques des passages de la course sur L’Amstel Gold Race, une course plus moderne dans les Pays-Bas, où le logo de la course est inscrit sur le bitume. Même chose sur le mur de Huy aussi. C’est un peu près tout en termes de trace physique. Mais le plus important, c’était un peu une inconnue au départ, c’est effectivement la vibration de ces lieux incroyablement chargés d’histoire, de vécu, d’émotion. Chaque parcours contient une dizaine de lieux magiques pour ceux qui s’intéressent au vélo d’une manière ou d’une autre. Personne ne peut rester insensible à ces lieux-là.

Vous décrivez assez bien certaines « visions » que vous aviez, lors du passage de certains tronçons : vous imaginiez ou revoyiez Eddy Merckx s’échapper ou sprinter ou douter… A un moment donné, l’image, le souvenir ne s’est pas substitué à votre expérience ?
Les images étaient très parcellaires parce que je ne suis pas un historien du cyclisme. J’ai fait des recherches sur l’année 1973, le contexte étroit de cette année là. Ma culture cycliste est issue de mon histoire familiale, une famille d’historiens, qui m’a bercé de petites histoires du Tour de France, telle que la chute de Luis Ocaña dans le col du Ballon d’Alsace en ‘71, par exemple. C’est une culture populaire, non exhaustive. Je suis parti avec des images parcellaires, du coup elles ne m’ont pas du tout envahi. Après il y a la façon dont on raconte les choses au moment de l’écriture. C’est la confrontation de ce que je vivais avec des faits objectifs. Quand j’ai découvert le mur de Grammont, j’avais beau avoir lu des choses, vu les images à la télé, sur des photos, il s’est passé d’autres choses sur place, qui m’ont fait découvrir une réalité autre. En arrivant en haut du Grammont, je trouvais incroyable qu’un peloton puisse arriver, compact, rapide, dense à cet endroit. Moi, avec la roue arrière qui patine, qui hésite à me lever de la selle, qui a des difficulté pour rester en équilibre, j’imaginais difficilement que des coureurs aient pu arriver à plusieurs dans ce passage étroit, que parmi eux certains avaient fait la différence à ce point précis, comme Merckx l’avait réussi. J’ai mesuré la portée de l’exploit de ces héros, ce qui les distingue du vélo amateur.

Vous écrivez : « Réduire l’horizon. Le garder à tout prix dans l’échelle des minutes » – Vous avez traversé de moments de souffrance, d’impatience, des envies d’abandon ? Comment les avez-vous traversé ?
J’ai expérimenté l’impatience, ça oui ! Il y a deux types de cyclistes, d’après moi : des patients et des impatients, des extravertis et des introvertis, des structurés et des indisciplinés, etc. Chacun a un rapport au temps et aux difficultés différent. Je fais partie d’une catégorie d’impatients extravertis. C’est un défaut sur lequel je suis assez amené à travailler, notamment sur de longues journées d’étape. Je l’ai écrit pendant le Tour des Flandres, avec ces longues journées de vélo, ces difficultés géographiques qui génèrent des moments de grande exaltation et des pics de forme, ainsi que des moments plus difficiles ou j’avais très mal aux jambes, où je trouvais le temps long. En Flandre, quand la météo s’en mêle, on se pose la question « qu’est-ce que je fais là ? », pour le coup. Ça me rappelle le jour où j’ai arrêté de fumer, quand les envies de cigarette sont là, mais en réalité extrêmement fugaces. Ce sont des impulsions du cerveau qui se font sur une échelle inférieure à la seconde. Toute la difficulté est de laisser passer les quelques secondes pour gagner un répit jusqu’à la prochaine impulsion. C’est exactement ça dans le Tour des Flandres : des infrasecondes de désespoir mais aussitôt surmontées par la perspective de l’objectif suivant.


François Paoletti, Eddy – Ma saison des classiques en version 1973,  Rossolis, 2016

Voir également le site www.eddy73.com.

(Texte et interview : Nicolas Bogaerts / Crédit photo : Marc Charmey)