« Le road trip permet de mélanger allègrement connexion et déconnexion »

L’arrivée des technologies de l’information a profondément, et sans doute inéluctablement, modifié la façon dont nous voyageons. Partir implique désormais de faire un choix entre connexion et déconnexion et, ce faisant, de trouver un équilibre entre solitude et lien avec l’autre, entre expérience directe et réflexivité. Ce choix, deux sociologues de l’Université de Pau, Francis Jauréguiberry et Jocelyn Lachance, nous propose d’en explorer les tenants et aboutissants dans un ouvrage qui vient de paraître aux éditions Erès, Le voyageur hypermoderne : partir dans un monde connecté. Francis Jauréguiberry a bien voulu répondre à nos questions.

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Roaditude – Lors d’un récent voyage aux Etats-Unis, nous avons découvert qu’il est désormais possible de louer des appareils GPS qui jouent également le rôle de borne wifi, et donc de prendre la route en bénéficiant d’une connexion Internet constante et de premier choix. Quelle remarque vous inspire cette découverte ?
Francis Jauréguiberry – Elle s’insère parfaitement dans le mouvement général qui nous conduit droit vers une connexion universelle. Avec l’apparition du téléphone portable, en l’espace de moins de vingt ans, toutes les grandes villes du monde disposent désormais d’une couverture réseau et, grâce aux téléphones satellitaires, il est possible de communiquer quel que soit l’endroit où l’on se trouve sur la planète… À brève échéance, ce ne sera plus seulement la téléphonie, mais aussi l’accès à l’Internet, qui deviendra universel. L’idée de disposer d’une connexion aisée et rapide à l’Internet quel que soit le lieu où l’on se trouve, y compris dans les zones les plus isolées ou reculées, demeure pour l’instant à l’état d’utopie. Mais plusieurs projets récemment annoncés ou lancés laissent à penser que, d’ici quelques années, cette utopie se réalisera (ainsi le projet d’Elon Musk, le cofondateur de PayPal, qui vise à lancer toute une flotte de satellites qui permettra de couvrir la Terre entière, celui de Facebook qui projette de faire voler des drones solaires capables de rester plus d’un mois en vol à 20 000 mètres d’altitude et de fonctionner comme relais Internet, ou encore celui de Google, assez similaire mais se servant, lui, de ballons stratosphériques gonflés à l’hélium). Cela signifie qu’une non-connexion subie ou une déconnexion involontaire, due notamment à sa situation géographique, ne sera tout simplement plus envisageable. Les fleuves, forêts, déserts ou montagnes n’isoleront et ne sépareront plus de la même façon. La normalité sera celle d’une couverture universelle et donc d’une connexion potentielle continue. Les seules déconnexions possibles seront alors choisies et volontaires.

Quel est votre parcours de chercheur, et comment en êtes-vous venu à vous intéresser à la figure du voyageur ?
Le voyage n’est sans doute pas étranger à mon choix de devenir sociologue. Je me rappelle que, lors de mon premier séjour en Inde, alors que j’étais tout jeune étudiant et pas du tout sûr de vouloir devenir sociologue, le choc culturel que j’ai alors ressenti m’a directement introduit au nécessaire « regard éloigné » que tout sociologue doit pouvoir porter sur sa propre culture. Si le voyageur se construit souvent, en tant que sujet individuel, par la mise à distance de ce qui constitue son quotidien avant de partir et par l’expérience renouvelées des altérités croisées lors de ses périples l’amenant à se découvrir comme « l’autre de l’autre », et bien… à bien y regarder, il y a un mouvement du même type chez le sociologue.

On est habitué à la notion de « modernité », également à celle de « postmodernité »… On l’est moins à celle d’ « hypermodernité »… Pouvez-vous nous expliquer brièvement cette notion ?
Pour l’heure, l’hypermodernité a surtout été pensée comme une radicalisation, une extension et un approfondissement de ce que la modernité offrait déjà il y a plus d’un siècle : le mouvement, le choix, l’inédit, la capacité instrumentale à agir rationnellement sur le réel. L’accent a été mis sur les capacités décuplées de l’action humaine vers plus d’efficacité, sur la généralisation du mouvement et sur l’accélération du temps. Efficience, efficacité, rentabilité, rapidité, densité et intensité sont recherchées avec obsession et c’est avant tout par la prise en compte des effets pervers que cette radicalisation de la modernité pouvait engendrer que l’hypermodernité a été abordée. Par exemple, l’accélération temporelle, qui conduit à des situations d’urgence répétées, débouchant à l’échelle collective sur des dysfonctionnements organisationnels ou, à l’échelle individuelle, sur du stress ou des épuisements professionnels. De même, l’hyper réflexivité de nos sociétés les ont amenées à prendre conscience des effets négatifs de ce qui, jusqu’à peu, avait été vécu comme synonyme de progrès. La prise de conscience, dans les années 1980, des dégâts de ce même progrès en termes de pollutions, de risques technologiques, de dangers sanitaires et de réchauffement climatique au moment où le monde n’est jamais apparu aussi fini et fragile conduit à une réflexivité inquiète de nos sociétés pour lesquelles la notion de risque prend de plus en plus d’importance. Toutefois, s’en tenir à cette unique vision de l’hypermodernité serait une erreur, car la radicalisation de la modernité concerne tout autant l’autre grand pan qui la constitue : la capacité réflexive qu’elle offre aux individus de pouvoir se penser en extériorité d’eux-mêmes.

L’individu hypermoderne est de plus en plus confronté à son personnage social pisté, calibré et métabolisé par les technologies en un ensemble d’indicateurs qu’il lui est demandé de gérer au mieux en fonction d’une vision rentabiliste de lui-même. Celle-ci l’encourage à réussir au mieux sa vie, à tout instant et en tous lieux, dans un souci de performance, d’efficacité et de reconnaissance. Démiurge de lui-même, gestionnaire de ses propres ressources, il mesure la valeur de son existence à l’aune de l’intensité que cette même existence lui procure et que des indicateurs évaluent de plus en plus précisément. Poussée à son extrême, cette logique instrumentale de soi conduit à deux issues négatives. Soit la vie se referme sur elle-même en une série d’habitudes et d’attitudes conformistes que seul le sentiment de sécurité peut amener à apprécier et dont la seule jouissance renvoie à la consommation de la réalisation de goûts (parfaitement cernés par les algorithmes prédictifs) sous forme de produits ou de services. Le zapping postmoderne et le cocooning incarnent bien cette attitude. Soit la recherche du mieux se révèle en définitive décevante car l’écart vécu entre l’idéal visé (qui procède toujours d’une injonction sociale) et la réalité constatée est trop important : rares sont en effet ceux qui possèdent les ressources à la hauteur de leurs espérances et les capacités nécessaires à la réalisation des performances escomptées. La dépression n’est alors jamais loin.

Précisément, c’est parce que ces deux issues extrêmes menacent l’individu hypermoderne dans ses capacités à se penser comme sujet que des réactions apparaissent. À la radicalisation de la rationalité dans sa traduction instrumentale répond celle de la conscience du sujet dans son exigence de liberté et d’autonomie.

Ce qui est fascinant chez le voyageur hypermoderne, c’est la tension qui le traverse, du fait de l’émergence des technologies de l’information, entre sécurité et aventure, entre expérience directe et réflexivité. À vous lire, on ne peut plus voyager aujourd’hui sans entrer dans une dynamique de choix et donc une problématique morale… Le voyage, c’est devenu compliqué, en somme ?
Oui, il n’aura plus jamais l’évidence d’antan… L’éloignement n’est plus ce qu’il était, la distance physique ne sépare plus, n’isole plus et n’invite plus aussi facilement à l’altérité. Quand bien même la volonté de partir et de voyager « comme autrefois » l’emporte chez certains de nos contemporains, elle se heurte à un monde qui n’est plus le même, car constamment informé et « troué » d’ailleurs médiatiques. Rares sont en effet les lieux qui, désormais, échappent à la connexion, à une mise en relation généralisée et à une sorte d’ubiquité médiatique, et plus rares encore sont les voyageurs qui renoncent totalement à amener avec eux téléphones portables, tablettes ou ordinateurs lors de leurs périples. Même si beaucoup déclarent vouloir se connecter le moins possible en voyage, le simple fait de pouvoir appeler ou être appelés les place dans une situation de tension nouvelle, inédite, où les élans d’indépendance, de coupure et de silence se trouvent désormais freinés par une mauvaise conscience envers ceux qui ne sont pas partis et qui veulent garder le contact, où soif d’aventure et prise de risque se trouvent relativisées par un filet médiatique rassurant, et où désirs de hasard et de rencontres imprévues sont érodés par la volonté de ne pas perdre son temps et d’être efficace dans ses déplacements. Le voyageur hypermoderne est constamment mis devant des choix à affectuer : est-ce que j’appelle pour donner des nouvelles, est-ce que j’envoie un SMS pour rassurer, est-ce que je partage ou pas immédiatement cette émotion en envoyant une photo ? Cette interpellation nouvelle à laquelle il ne peut plus échapper le pousse à ne plus être totalement là où il se trouve, l’expectative l’emportant trop souvent sur la certitude. C’est en ce sens que l’on peut dire que le voyage moderne, comme coupure attendue et allant de soi qui permettait l’expérience intime de l’ailleurs et de l’aventure, est en voie de disparition. À la place : de multiples petites parenthèses, hachures, toutes fruits de multiples choix et compromis… Comme vous le dites, ça devient compliqué.

Cette tension, la forme du road trip la résout assez bien, puisqu’elle offre un équilibre entre maîtrise (le tracé délimité, la signalétique, l’info-circulation, le GPS, etc.) et advenance (la découverte, les accidents, les chemins de traverse, les rencontres, etc.). Le voyage de route n’est-il pas une quintessence du voyage hypermoderne, et n’est-ce pas pour cela qu’il est à la mode ?
La chance ou les aléas, le hasard et l’inattendu seront toujours au coin de la rue, rassurons-nous ! Mais encore faut-il y demeurer ouvert, c’est-à-dire savoir se déconnecter de temps en temps. On sait bien que ce qui commande les promoteurs d’applications et de sites tourne autour d’une même question : comment capter l’attention de l’usager, se rendre indispensable ? Si le voyageur a le nez dans son smartphone, il ne verra pas le regard de cet homme, là, assis en face de lui, ou passera à côté du vol de cet oiseau, s’il a son oreille collée à son téléphone ; il n’entendra pas de la même façon le rire des enfants ou la plainte de la vieille femme. Autre chose est vécu, sans doute plus important, plus facile, plus rassurant. Revenir pleinement dans l’ici implique un choix. L’un (être pleinement ici) m’exclut pas obligatoirement l’autre (s’informer, donner de ses nouvelles, se rassurer), mais tout devient une question de choix. Il est toutefois significatif de voir avec quelle vitesse certains font preuve d’un grand savoir-faire en la matière, s’imposant des rythmes, des incontournables : pas de connexion quand je roule, pas d’appel au cours des repas, pas toujours-encore-plus de photos, pas immédiatement le GPS, etc. Le désir de ne pas se laisser déposséder de son voyage à force de vouloir trop le contrôler est bien présent. Le road trip permettant d’allègrement mélanger les deux est en effet un bon terrain d’expérimentation en la matière.

La problématique du choix est bien moins pesante pour le nomade que pour le voyageur. Expliquez-nous cette différence ?
Le nomade ne voyage pas, c’est-à-dire qu’il ne migre pas d’un lieu connu à un autre lieu inconnu. Au contraire, il passe d’un lieu familier à un autre, tout aussi familier. Il transporte avec lui sa maison, ses outils, tout ce qui lui permet de poursuivre sa routine quotidienne. Bref, il demeure dans un environnement qu’il connaît et ne cherche pas à transformer ses habitudes. Le nomade hypermoderne intègre cette logique aux environnements communicationnels et médiatiques. Il ne quitte pas ces derniers, y demeure confortablement inscrit et n’y change pas ses habitudes. C’est tout à fait rassurant. La figure emblématique du nomade hypermoderne est celle du professionnel qui se déplace de par le monde d’une antenne de son entreprise à une autre, en restant constamment connecté, joignable comme il l’est lorsqu’il habite sa ville de résidence. Le nomade hypermoderne n’est pas le voyageur hypermoderne : il n’est pas nostalgique d’une coupure avec le quotidien, ne recherche pas l’aventure. Ce qui l’enchante, c’est la possibilité d’habiter en permanence, sans compromis malgré des déplacements d’un lieu à un autre, ses environnements communicationnels et médiatiques dans lesquels il trouve confort et sécurité

Qu’y a-t-il après le voyageur hypermoderne ? Autrement dit, sur quoi travaillez-vous désormais ?
Toujours sur l’hypermodernité, ce qui n’est pas une mince affaire. Appliquée aux expériences vécues avec les technologies de communication, la question d’être de plus en plus souvent confronté à la mesure de soi (quantified self) par le biais des traces que l’on ne cesse de laisser et des capteurs qui se multiplient dans notre environnement ouvre des questions et des terrains de recherche urgents. Les modalités de captation des traces posent en effet la double question du degré de connaissance qu’en ont des usagers (qui en sont les producteurs) et du consentement de ces derniers à de telles pratiques. Ainsi, combien d’abonnés à tel opérateur savent-ils que leur géolocalisation est vendue à telle firme GPS afin que celle-ci puisse commercialiser ses recommandations de parcours (en fonction des densités de carte SIM couplées aux axes de circulation) ? Face au flou qui entoure la captation des données et (il faut le reconnaître malgré quelques prises de position contraires) au peu d’inquiétudes que cela suscite, il semble urgent que le droit s’empare de cette question au même rythme que celui avec lequel les firmes lancent de nouvelles procédures. Mais le fond de l’affaire réside en ce, qu’au moins pour l’heure, une sorte de fatalisme préside en la matière sous la forme d’une servitude volontaire : les sites visités, les applications installées, les réseaux fréquentés fournissent trop de services, de facilités, de sécurité, de gain de temps et d’économie d’énergie pour qu’on refuse de leur concéder en échange quelques informations sur nos pratiques. Nous nous habituons à être secondés, assistés, guidés par d’agréables suggestions toujours synonymes d’économie de temps, de déplacement, d’efforts et d’aléas. Cette extension d’assistance embarquée (pour l’instant sur les smarphones mais bientôt par l’intermédiaire de lunettes, bracelets, bijoux et vêtements intelligents) touche désormais des secteurs de plus en plus personnels de notre vie. Les façons d’agir et de réagir dans ce nouvel environnement hybride sont autant de terrains de recherche.


Francis Jauréguiberry et Jocelyn Lachance, Le voyageur hypermoderne : partir dans un monde connecté, Erès, Toulouse, 2016.

Francis Jauréguiberry est sociologue, professeur à l’Université de Pau et a longtemps dirigé le laboratoire SET (Société Environnement Territoire) au CNRS. Ses recherches portent sur les nouvelles formes d’identité et de sociabilité générées par l’extension des technologies de l’information et de la communication. Il est auteur d’une centaine d’articles dans des revues scientifiques en sociologie de la communication, sur les usages des TIC, mais aussi sur l’identité, l’expérience ou l’hypermodernité. Il est co-fondateur et responsable du Comité de Recherche « sociologie de la communication » au sein de l’AISLF.

(Interview : Laurent Pittet / Crédit photo : rh2010)