Art de pédaler, art d'écrire

Pour Claude Marthaler, l’art de pédaler est indissociable de l’art d’écrire. Chez lui, chaque voyage aboutit à un texte, toujours riche de belles pensées, et de belles tournures. Parallèlement, le lire, c’est être irrésistiblement gagné par l’envie de prendre la route. Il publie Zen ou l’art de pédaler, une mise à jour d’un premier texte paru en 2004. L’occasion de l’interroger sur son rapport au vélo, et sur son rapport à la plume.

Roaditude – Claude Marthaler, vous publiez Zen ou l’art de pédaler chez Olizane, qui est en fait une reprise de Dans la roue du monde, sorti en 2004. Pourquoi une telle réédition ?
Claude Marthaler – La sortie de ce nouveau livre, accompagné de 19 dessins de Bertrand Soulier, a été l’occasion de donner un second souffle à des propos vélosophiques qui cristallisent la quintessence même du voyage à vélo. Une manière transversale d’en faire l’éloge d’une écriture légère, débridée et poétique, sans référence à une quelconque chronologie, évitant ainsi la narration classique d’un récit de voyage.

Votre question nécessite toutefois quelques précisions techniques, car il ne s’agit pas d’une reprise pure et simple d’un ancien livre. En effet, Dans la roue du monde était d’abord un ouvrage de 150 photographies publié chez Glénat, aujourd’hui épuisé. Si 16 de ses 20 textes originaux qui accompagnaient ses images on été bel et bien repris dans Zen ou l’art de pédaler, certains parmi eux ont été mis à jour. Et puis, j’ai enrichi l’ensemble par 3 textes inédits.

De la bicyclette, vous dites avec emphase : « elle transcende et unit les hommes, les distances, les frontières géographiques et climatiques, les générations, les classes sociales et les capacités physiques »… D’où vous vient cet enthousiasme pour le vélo ?
Il suffit de voyager pour s’en rendre compte : le vélo est vraiment le véhicule le plus universel et le plus utilisé sur terre. C’est une passion qui remonte à mon enfance, l’histoire d’amour serait longue à raconter. Et comme toute passion, elle se vit, sans s’embarrasser d’une quelconque justification.

Vous évoquez le décès accidentel de votre frère. Il entre en résonance avec la chance que vous avez eue de vous tirer d’un accident de parapente, que vous évoquez aussi juste après. L’origine du départ et du voyage réside-t-elle toujours dans un tour du destin ?
Je ne peux pas parler pour les autres. Ma passion et ma pratique du voyage a vélo, et mon rêve de réaliser un tour du monde tout comme celui d’écrire un jour un livre, sont bien antérieurs au décès de mon frère. Voyager à vélo m’a toujours procuré une joie immense et permis de m’exprimer pleinement, tel que je suis au plus profond de moi-même : physiquement, humainement, et par l’écriture. Ceci dit, sa perte en 1979 a sans aucun doute renforcé mon urgence de vivre et accéléré mon envie de réaliser mon rêve le plus cher. Ma chute en parapente, 7 ans plus tard, a créé en moi une mentalité de survivant. Embrasser la terre a été aussi un moyen de recréer une forme d’harmonie avec moi-même, les autres et le cosmos.

« La planète me porte et le vélo me transporte : voyage – voie sans âge ! »… Vous aimez jouer avec les mots, ce qui nous vaut de magnifiques sentences. Quel lien faites-vous entre voyage et écriture ?
J’ai besoin d’une mise en route, d’une géographie respiratoire, de vivre des expériences réelles, sensuelles, afin de les retranscrire au retour, car écrire c’est aussi témoigner. Le mouvement physique et non motorisé, si naturel, est à la base même de notre vie humaine. J’écris comme je pédale, au kilomètre. Comme l’a mentionné Thierry Consigny, « la finesse du pneu qui découpe le bitume en traçant sa route, est la même que celle de la plume qui gratte le papier ». Dans le fond, on pédale toujours en silence, comme dans un livre : à l’intérieur de soi-même.  À force, on atteint un point de non-retour, ne sachant plus très bien si l’on fait partie du vélo ou du manuscrit ou si son « alter ego » fait partie de soi.  Riding or writing ?, la fine frontière entre guidon et plume est floue : on transpire à l’arrivée d’une étape comme à la fin d’un chapitre. On oscille à la perpétuelle recherche de l’équilibre vital : trop lent, on s’égare, trop rapide, on se met en danger.  Souverain et vulnérable, on reste essentiellement un funambule.  

Claude Marthaler au Tadjikistan.

Claude Marthaler au Tadjikistan.

Une chose est sûre, quand on referme votre livre, on n’a qu’une seule envie : devenir un « cyclonaute », s’acheter un vélo et prendre la route … Quels conseils donneriez-vous à celles et ceux qui titillés par le grand départ ?
Je n’ai pas de conseil particulier à donner, si ce n’est simplement partir sans vouloir prouver quoi que ce soit ni à soi-même, ni aux autres. Je peux bien sûr m’étendre sur le matériel à emporter, mais là n’est pas le fond du propos. S’écouter, et d’abord son propre corps. Une décision mûrement irréfléchie, qui vient du bas ventre et pas de la tête. Dans un voyage au long cours, le premier coup de pédale compte et le dernier coûte.

Ma porte a toujours été grande ouverte et je pratique du bike consulting à longueur d’année : j’accueille des cyclistes qui viennent partager un verre, un repas ou passent une nuit chez moi. Je réponds également à de nombreux e-mails et téléphones à ce propos. Je ne fais en ceci que m’inscrire dans un longue chaîne de cyclonautes initiée par Thomas Stevens qui réalisa le premier tour du monde – en grand bi ! – en 1884-86.

16 ans de voyage, quelque 240 000 kilomètres en pédalant… Y a-t-il une route, parmi toutes celles que vous avez empruntées, qui vous a particulièrement marqué ?
Toutes les routes d’altitude, alpines, pamiries, himalayennes (Pakistan, Inde, Népal, Tibet) ou andines (Equateur, Pérou, Bolivie, Chili, Argentine).  Particulièrement, la traversée du Tibet de l’ouest entre Lhassa et Kashgar, avec en point d’orgue le Mont Kailash. Quelques 3000 km de piste entre 4000 et plus de 5000 mètres d’altitude, désormais asphaltés. Je l’ai parcourue entièrement à l’été 1995, à nouveau à l’été 2006 et que très partiellement à l’hiver 2007-2008.

A la fin de votre ouvrage, après avoir décrit les dégâts infligés au voyage par l’avènement des technologies de la communication, vous dites : « la bicyclette est une réelle alternative à l’abus des technologies dont chacun se nourrit sans jamais être rassasié ». Malgré les tourments et les mutations du monde, le vélo conserve toutes ses vertus. Alors, quand repartez-vous, et quelle sera votre prochaine destination ?
Oui, le vélo restera toujours un moyen fabuleux pour « explorer » le monde (au sens anglophone du verbe), car on est son propre moteur, libre. On se donne la possibilité de voir par soi-même, de le palper charnellement, à son rythme, sans filtre, sans écran, ni moteur, d’accorder une priorité au temps et au silence, des biens rares lorsqu’on est citadin.

Pour l’heure, je m’en reviens tout juste d’un court voyage à vélo avec ma compagne dans le Haut-Atlas, au Maroc. Un projet de documentaire sur 9 femmes des 32 portraits présents dans mon avant-dernier livre, À tire d’Elles. Femmes, vélo et liberté (Slatkine, 2016), est en cours de projet.


Claude Marthaler, Zen ou l’art de pédaler, éditions Olizane, Genève, 2017.
Pour en savoir plus sur Claude Marthaler, vous avez la possibilité de consulter son portrait sur Wikipedia.

(Interview : Laurent Pittet, Nyon, Suisse / Crédits photo : Nathalie Pellegrinelli, Alexandre Lachavanne)