Autoradio #3 – La Féline en son Royaume

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Sous la peau et les traits de guitare de La Féline, Agnès Gayraud sort un nouvel EP en bonne compagnie, après avoir ensorcelé notre année de son disque Triomphe, qui a honoré de sa présence quelques-unes de nos playlists maison. A son tour, elle nous embarque pour une escapade sonore, un Autoradio particulièrement inspiré. 

La Féline est une femme qui court avec les loups. Et les panthères. Et les tigres. Tout ce qui ramène à notre animalité a enrichi son Triomphe sorti il y a près d’un an, disque sauvage, sensuel, troublant et tourbillonnant. Il a été l’objet d’une adoration, d’un culte auprès d’une frange non négligeable de la rédaction qui en a fait son totem, son mantra quasi quotidien. Philosophe, auteure qui explore les arcanes de la connaissance et de la culture pop, Agnès Gayraud a plus d’une corde à son arc. Son instinct semble l’avoir poussée vers le changement permanent, une soif inextinguible qui, paradoxalement, irrigue son nouvel EP, Royaume, réalisé en sororité avec Laetitia Sadier et avec la collaboration du bon génie électronique Mondkopf. Artiste curieuse, érudite, La Féline nous a fait un somptueux cadeau : sa playlist d’un voyage au long cours, réel ou imaginaire, et, surtout, l’histoire que chacun de ses morceaux lui a glissé à l’oreille. La route est son Royaume.

1) « If I had a heart », Fever Ray, (Fever Ray, 2009)
Je me souviens d’une ballade sur l’île d’Ouessant, on avait loué des vélos avec mon copain, des vélos d’été, sauf que c’était en plein hiver, et qu’il n’y avait personne, et surtout, les vélos n’avaient pas de lumières. À 6h du soir, en décembre, l’île était plongée dans la nuit, avec juste le rayon du phare de l’île qui balayait la route par intermittences et nous faisait entrevoir des moutons en train de traverser en silence. J’avais ce morceau en boucle dans la tête. Je pédalais à deux à l’heure en essayant d’habituer mes yeux, et j’avais juste cette pulsation du morceau hyper étrange, qui donne l’impression d’être sur la barque de Charon glissant sur une eau noire.

2) Jeff Herriott & S. Craig Zahler, « Four doomed men ride out », (Bone Tomahawk OST, 2016)
C’est la chanson du générique de fin du western gore Bone Tomahawk de Craig Zahler. Le film est vraiment réussi, à la fois complètement codé et assez subtilement improbable et inventif. La chanson est dans la même ambiguïté, composée par le réalisateur lui-même (auteur du scénario), avec Jeff Herriott : c’est une chanson de western mais interprétée avec une voix de castrat et soudainement suspendue par des chœurs angéliques, posés là comme un nuage dense, compressé. C’est complètement fantaisiste et moderne, j’adore.

3) « Hunting Party in Deauville » de Rien, (There Can’t Be Any Prediction Without Future, 2007)
Une chanson du fameux groupe Rien qui n’existe plus aujourd’hui. Ils ont un titre spécialement roadesque, « Authoban Love », mais celui là avec son fond morriconien, mais glacé, passé par une route froide de France, aux arrangement à la Jean-Claude Vannier, puis aux textures de guitares plutôt rock progressif, est un chef d’œuvre en son genre. Tu écoutes ça sur la route, et ta vie, l’instant, la nuit, prenne 100 carats de valeur de beauté supplémentaires.

4) John Carson, « I’m Nine Hundred Miles From Home Fiddlin », (Circa 1923)
L’enregistrement date du milieu des années 20, c’est une chanson de la route comme exil, ou exode, c’est selon. La route que les immigrants (en l’occurrence Irlandais en Amérique) font à pieds avec le peu d’affaires qui leur restent. Le rythme est assez lent, presque accablé, avec ce son de violon lancinant et sourd vraiment poignant. On dirait que l’archet frotte directement sur le fil de l’épuisement du marcheur, qui risque de s’effondrer, qui ne sait pas où il va, qui pense à là d’où il vient, et continue de marcher parce qu’il se raccroche à un filet de mélodie/espoir. Je peux pas m’empêcher de penser à la route difficile, celle qui fait mal au reins et aux pieds, quand j’écoute ce morceau, tellement beau.

5) « Way it is, Way it Could be », The Weather Station, (Loyalty, 2015)
Une chanson qui a le rythme exact de ton regard derrière la fenêtre quand la route défile avec au loin des forêts. La voix de la canadienne Tamara Lindeman — qui compose et écrit les chansons —évoque celle de Joni Mitchell, mais c’est une voix d’aujourd’hui, et une vraie narratrice. Je l’ai vue à l’Espace B à Paris il y a deux ans, on était trente, mais subjugués. J’ai fait des dizaines de trajet de métro avec ce son dans les oreilles, en rêvant de traverser le Canada.

6) The Magnetic Fields, « When the open road is closing in » (The Charm of the Highway strip, 1994)
J’ai toujours adoré cette chanson : j’arrive pas à savoir si la voix de Stephin Merritt est celle d’un grand frère, d’un père, ou d’un mec dont j’ai envie de tomber amoureuse, mais j’ai une envie irrésistible de le suivre, de lui faire confiance. J’ai compris après coup les paroles, qui sont aux antipodes de cette sensation : il te parle d’une impasse, d’une confiance brisée, bref de rupture. « I never said an honest thing to you in all my life ». Mais trop tard pour moi, je crois ce que la musique me dit. Ok, il que la route se ferme, mais musicalement, elle s’ouvre grand!

7)  Robert Wyatt, « Little Red Riding Hood hit the Road », (Rock Bottom, 1974)
Voilà un morceau qui me donne le vertige. Si je m’imaginais l’écouter sur la route, ce serait avec perte (et fracas) de contrôle du volant. Entre la texture totalement labile des cuivres et le rythme qui a l’air de ne pas cesser d’accélérer, tu te raccroches aux accords de piano plaqués, aux chœurs un peu faux de Robert, et peut-être —peut-être — que tu vas sortir vivant de ta bagnole retournée dans le fossé.

8) Ravi Shankar, « Pather Panchali » (La complainte du sentier, OST, 1955)
C’est la musique qui ouvre le film de Satyajit Ray, le premier de la trilogie d’Apu. Parce que la route, c’est aussi le sentier, la route qu’on fait à pieds. Rien à voir avec la mythologie de l’autoroute. Les sons n’évoquent pas ça, le sitar, la flûte te renvoient plutôt aux éléments, au soleil, au vent. Tu peux pas éprouver ça dans l’habitacle d’une voiture. Là c’est le contrepoint total de l’Autobahn, du monde moderne, mécanisé, électrifié. C’est le sentier qu’emprunte le père miséreux qui part à la ville et qui revient chercher sa famille.

9) « Royaume de Siam », Gérard Manset, (Royaume de Siam, 1979)
« Chemin qui mène aux peuples heureux…» dit le refrain. Tout est un peu borderline dans cette chanson, l’usage du sitar mêlé aux nappes de synthés, la façon dont la mélodie module. Mais l’affect qui surpasse tous les autres pour moi, c’est cette sincère fascination pour l’ailleurs, un ailleurs archaïque (Siam est l’ancien nom de la Thaïlande). Tu as beau plaquer toute la conscience décoloniale que du veux là dessus, au départ, il y a cette attrait pour une espèce de réponse que l’Orient aurait, dont l’Occident aurait même perdu la question. C’est naïf et risqué en termes idéologiques, mais ça fait une très belle chanson qui invite malgré tout au voyage.

10) Vesta Victoria, « Riding on a Motor Car », 1903
J’ai découvert ce morceau dans le « Peelenium » que John Peel avait compilé en 1999, couvrant 100 ans de pop, avec 4 morceaux par an. Et en 1903, il y avait Vesta Victoria, artiste de Music Hall, la plus payée à l’époque. Dans le morceau, elle incarne clairement une femme délurée (libérée) qui parle — de son plaisir, de son excitation, de sa voiture, de son goût de la vitesse. Il y a cette alternance entre un bruit de klaxon qui scande le couplet et les descentes de piano qui évoquent une sorte d’ivresse pas contrôlée : j’adore penser que la pop telle que nous la connaissons est déjà là, avec ce goût de la confusion entre musique et bruits, et un certain souffle d’émancipation, pour toutes les voix, y compris féminines. Précisons quand même que la chanson se termine en évoquant un accident mortel.

11) « L’Océane », Laurent Voulzy, (Bopper en larmes, 1983)
Un beau morceau, un peu new wave de Voulzy, à écouter sur la route vers l’océan, à la fois très écrit et très foutraque (honnêtement comment caser cette phrase dans une chanson : « Déviation, la Loire est trop haute »?). Un mec un peu parano pense que la fille dont il est amoureux est en train de s’amuser avec un autre pendant qu’il est sur la route, impuissant. Alors il va un peu trop vite forcément. On dirait du Ricky Hollywood, avec même les petits soli de guitare de Vincent Mougel. Sauf que là, en fait, c’est Voulzy, en 1983.

12) « Something in the way », Nirvana, (Nevermind, 1991)
C’était la dernière chanson de Nevermind, assez différente du reste. En relisant le texte, très beau, je me dis que je faisais bien de l’aimer même si je craignais que ça fasse un peu fille de la préférer à « Breed » par exemple. C’est une chanson de clochard, encore plus que d’errance. Il est sous un pont, il mange du poisson, et des gouttelettes d’eau percent à travers sa tente. Mais il y a une douceur infinie dans son chant, et ce refrain, notamment. Je pense toujours à cette chanson quand je conçois les morceaux finaux de mes disques « Le Parfait état » ou « Nu, jeune, léger ». Des morceaux de peu de mots qui te mettent la main sur l’épaule et qui te disent : « je sais, la vie est dégueulasse, mais ça va aller ».

13) « Cut me, baby », Kelley Stoltz, (In Triangle Time, 2015)
J’ai découvert Kelley Stoltz en 2011, quand j’ai vécu pendant six mois à San Francisco. Il était une figure de la scène locale. Cet excellent morceau est sorti 4 ans après, mais avec sa ligne de basse irrésistible, il me rappelle toujours cette période, il me ramène à SF, circa 2012. Peut-être que ça veut dire que je dois y retourner un jour. La route, depuis Ulysse, c’est le retour non?


La Féline, Royaume (EP), Kwaidan Records, 2017

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En concert :
01/12  à METZ avec Rodolphe Burger. 02/12  à AGEN. 06/12 à LONDRES, Institut Français. 07/12 à ANGERS. 13/12 à BRUXELLES.

(Texte : Nicolas Bogaerts, Bruxelles, Belgique / Crédits photo : Kwaidan Records)