Sara Stridsgerg, death road trip

Depuis La Faculté des rêves, éblouissante fiction qui déchira le paysage des Lettres en deux, l’écrivaine suédoise Sara Stridsberg taille une des œuvres les plus sidérantes de notre contemporanéité, à des années-lumière d’une production de livres inertes qui ont le vent en poupe. Son nouveau roman, L’Antarctique de l’amour, chef d’œuvre incontesté qui mène la littérature dans des contrées entre lumière des ténèbres et poésie sans retour, fait désormais l’objet d’une traduction. Compte rendu.

Traductrice du SCUM Manifesto de Valerie Solanas en suédois, Sara Stridsberg construit La Faculté des rêves. Annexe à la théorie sexuelle autour de celle qui tira sur Andy Warhol. La beauté trouble de Darling River. Les variations Dolores (Stock), un roman tissé autour de Lolita, Dolores Haze de Nabokov, ses pièces de théâtre d’une inventivité noire, Valerie Solanas va devenir président de l’Amérique (Stock), Medealand (L’Arche), son bouleversant Beckomberga. Ode à ma famille (Gallimard) creusent les voix de la folie, de la dérive qui culminent dans son dernier roman traduit en français, L’Antarctique de l’amour, chef d’œuvre incontesté qui mène la littérature dans des contrées entre lumière des ténèbres et poésie sans retour. C’est à travers la voix d’Inni, jeune héroïnomane et prostituée évoquant son viol, son assassinat et son dépècement dans une forêt en bordure de Stockholm, que nous appréhendons un death road trip qui ne craint de porter le verbe dans les zones de crise.

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Oiseau mort

Par cercles concentriques qui reproduisent la strangulation dont elle est victime, la narratrice se métamorphose en un oiseau mort qui, depuis l’au-delà, évoque dans un décousu chronologique des bribes de sa courte vie, des scènes d’enfance. Les morts voient tout nous dit Sara Stridsberg. Celui qu’elle nomme le chasseur sera son dernier client, celui qui la précipitera dans son dernier été.  Fleur de trottoir montant dans une voiture comme elle l’a fait des milliers de fois, elle tombe sur une variante de Jack l’Eventreur, ce tueur en série qui s’en prenait aux prostituées de Londres, et lorsque la mort la saisit, elle plane dans des sensations, traversée par des souvenirs qui redessinent sa trajectoire existentielle. Arbres vertigineux dressés entre les dieux et la terre, lac aux eaux immobiles, boue, pluie, terre et sang dans la bouche, sur les cuisses… Tout revient en boucles hypnotiques. Entre les sapins et la mort qui tournoie, l’habitacle de la voiture dont elle devine très vite qu’il sera son proto-cercueil. 

On ne sort pas du stream of consciousness d’Inni qui a trouvé en cet homme celui à qui elle confiera le soin de la suicider. Avant son trépas, la narratrice errait déjà dans la mort, emportée aux pays des ombres depuis la noyade de son petit frère Eskil. Eskil devenu fantôme, elle brise son mal-être par la poudre et se donne pour mission de s’adonner à l’héroïne, au culte de la seringue afin de le rejoindre. Rarement, un texte nous donne à sentir la détermination d’un personnage qui entre dans la nuit de la came pour rechercher un être cher disparu. L’héroïne anesthésie les souffrances, apaise son corps, son esprit en proie à une indicible peur. Avant la rencontre (fatidique ? aléatoire ?) avec le « chasseur », elle est déjà la reine déchue du passage d’un monde à l’autre dès lors que le nôtre lui est désormais fermé. Nouvelle version d’Eurydice, elle est celle qui désire qu’Orphée se retourne afin de regagner le royaume des morts qu’elle ne veut pas quitter. Le dernier client campera un Orphée noir, agent de la destruction. A côtoyer les dangers et la loi de la jungle de la rue durant des années, arrive un moment où les créatures de la nuit cessent de déchiffrer les signes, mettent leur radar en veilleuse. L’ombre qui surgit sur la Herkulesgatan et la convie à la suivre reconnaît en Inni un être qui a cessé de se battre pour la vie. Dès que ces deux créatures de l’ombre se sont croisées, le sort est scellé.

 

« C’est là où on commence à attendre la venue d’un chasseur.

Il avait dit :

— Je crois que je sais ce que tu veux. Et je crois aussi que je peux te le donner.

Il  avait parlé de la mort, mais je ne le comprenais pas sur le moment, j’étais persuadée qu’on parlait d’autre chose, je pensais à ma mission, de toute façon à part elle je ne pensais à rien d’autre. C’est une liberté de n’avoir qu’une mission pour emplir ses jours ; d’avoir une forme en laquelle on peut séjourner, comme une prière. Mais lui pensait à la mort ; un désir secret qui se diffusait en lui comme une eau dure.

— Ok, j’ai dit ». 

Heure bleue 

Dans l’habitacle de la bagnole-souricière, elle écoute « les dieux retenir leur souffle », elle pressent qu’elle est montée dans la voiture de la mort conduite par un des préposés de la Camarde. Qu’elle n’aura fait qu’attendre Eskil, attendre d’être couchée à ses côtés. 

« On a quitté la ville. Quand je me retournais pour regarder à travers la lunette arrière, la route qu’on laissait derrière nous ressemblait à un néant boueux, en déclin et en putréfaction, où les maisons sombraient au fond d’un abîme ». 

L’heure bleue approche, le moteur tourne, la voiture file sur la nationale, longeant un paysage de bouleaux, de taillis, de maisons abandonnées. Route, sapins, lac, pluie. Les acteurs de la scène finale contemplent le sacrifice bien que rien ne soit encore joué, bien que la pulsion de meurtre n’ait pas encore envahi le chasseur qui, peut-être, « lui aussi cherchait un miracle, une libération, une espèce de pardon ». Sans doute, Inni correspondait-elle au signalement de la fille qu’il cherchait, d’une morte-vivante… Peut-être, suppose Inni, ces deux silencieux habités par un gouffre intérieur incolmatable se ressemblaient-ils et se devaient de se trouver.

 Les personnages de Sara Stridsberg refusent d’être sauvés. C’est l’un des leitmotivs d’Inni. Darling river procède par variations musicales sur le thème Lolita. Le thème et les variations de L’Antarctique de l’amour s’ordonnent autour de la note finale qui, depuis le début de la partition vitale d’Inni, se fait entendre, retardant son éclosion. Les créatures de Sara Stridsberg hantent un monde duquel le miracle s’est absenté.

 Cimes des arbres noirs, premières mélodies du mois de juin, calme du prédateur carnivore avant le sacrifice… le paysage se referme sur eux comme une cage. La voiture glisse en direction du lac, c’est le dernier client d’Inni qui, peut-être, depuis des années, attendait celui qui aurait le courage d’accomplir ce qu’elle ne pouvait se résoudre à faire. Comme pour Pasolini, la voiture s’arrête en bordure de la plage avant de repartir en direction du lac, de l’espace des morts dont l’automobile est l’antichambre. La vie de la narratrice s’achève là où la route s’interrompt pour faire place à la forêt, quand le moteur s’arrête, qu’il n’y a plus qu’eux deux au monde, sans échappatoire, sans issue. Un huis clos incendié par les orgues du cosmos, par la danse des poussières d’étoiles à laquelle Inni retourne.

 Noirceur du récit

Dernier client, dernière route, dernier été. Agonisante, débitée en morceaux, acéphale, sa tête jetée dans un puisard, elle revoit tout, sa mère Raksha et son père Ivan cherchant la lumière dans l’alcool, son amant toxico Shane emporté par le sida, ses deux enfants, Valle et Solveig, qui ont été placés, impuissante, incapable d’intervenir lorsqu’elle voit Valle sombrer dans l’héroïne avant de se tuer. Depuis que le frère a été emporté par les esprits de la rivière, Inni s’est figée dans « l’Antarctique le plus extrême de l’amour ». La faille qui s’est ouverte en elle à la mort d’Eskil, l’assassin va la refermer à jamais, déposant le mot « fin » sur la chape de ténèbres sous laquelle la narratrice vivait depuis si longtemps. La noirceur du récit, Sara Stridsberg la transmue en une poésie du vertige, dans l’apaisement d’une méditation éclatée sur les relations entre les vivants et les morts. Ces morts dont elle matérialise le grand ballet, l’omniscience, ces morts qui passent l’éternité de leur après-vie à contempler ceux qui restent, sans pouvoir les aider, leur parler, grands oiseaux voltigeant dans des cieux lourds de neige, de pluie ou arrosés de soleil. L’Antarctique de l’amour est sans conteste un des plus sidérants romans de ces dernières décennies. Un miracle noir qui s’alchimise dans les lumières du blanc.


Sara Stridsberg, L’Antarctique de l’amour, trad. du suédois par Jean-Baptiste Coursaud, Gallimard, Paris, 2022.

(Texte : Véronique Bergen, Bruxelles, Belgique / Crédits photo : Adobestock)