Jean Romain, des voies à la voix

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La moto, il est tombé dedans quand il était petit… Ceux qui connaissent le philosophe, l’écrivain et le politicien genevois ont tendance à l’oublier, Jean Romain est un goudronaute de longue date. Dans un nouveau texte qui paraît ces jours, où se mêlent récits de voyage et réflexions, il confesse son amour de la moto – un amour à la fois émotionnel puisqu’il renvoie à la figure du père ; et poétique, parce que rouler est une forme d’écriture.

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Roaditude – Jean Romain, vous publiez Raconte-moi la route, alors que le monde entier est confiné… Etes-vous complètement à l’aise avec ce petit coup du hasard ?

Jean Romain – Mon éditeur, Ivan Slatkine, avait accepté le principe du livre en novembre 2019. C’est un hasard s’il est publié en ce mois de mai 2020, au moment où les frontières tardent à s’ouvrir. Mais je pense que les lecteurs aimeront se balader à dos de mots et de photos. Je serais heureux d’entraîner mes lecteurs dans les vents et les embruns.

Tout au long de votre récit, vous évoquez certains textes littéraires et citez volontiers certains écrivains, dont Jack Kerouac, bien sûr, Bouvier, forcément, mais aussi Lautréamont, Dante,… En matière de littérature, quelles sont vos influences fondamentales, et vos derniers coups de cœur ?

Je suis né au milieu des livres et sans doute finirai-je ma vie au milieu d’eux. La littérature irrigue mon existence depuis mon adolescence, et elle joue le rôle de prisme qui me permet d’augmenter ma perception de la réalité. Je pense que rien ne vaut la peine d’être vécu s’il ne peut être écrit. Donc le monde littéraire est une loupe grossissante. Les plus fortes loupes au XXe siècle me semblent Faulkner, Proust, Thomas Mann ou Musil.

Vous dites : « Moi, c’est sur la selle d’une moto que je me sens vivre. » Un tel bonheur individualiste est-il avouable quand on est un homme politique de premier plan comme vous ?

Bien sûr ! La politique occupe une partie de ma journée. Une partie seulement, c’est mon travail puisque je suis élu, mais le monde ne se réduit pas à elle. Il y a la dimension intérieure que la littérature ou la philosophie me permet de rejoindre, la photographie des plus beaux paysages et des visages me renvoie encore à moi-même et, curieusement, la moto aussi, en raison du voyage. Le vrai voyage me paraît finalement un usage de soi.

Lire, écrire et rouler, pour vous, c’est un peu du pareil au même, et cela procède de l’essentiel, voire d’une forme de sacré. Mais votre pratique de la moto est très encadrée, maîtrisée : une moto de dernière génération, et surtout un GPS dont vous ne vous séparez jamais. Lire, écrire, cela procède davantage de l’imprévu, de la mise en danger – non ?

J’aime bien votre mot : « une forme de sacré ». Oui ! Une élévation aussi, l’accès à une temporalité qui n’est pas celle de l’ordinaire ; une temporalité compressée en quelque sorte. A moto, le temps passe autrement, je l’explique dans ce livre. Mais pour autant le danger est présent à chaque kilomètre parce que la moto n’a pas d’intériorité, elle est toute à l’extérieur. Le motard est ainsi jeté dans le monde, à la merci de la chaleur, du froid, du vent, de la mauvaise route, de l’averse, de la chute, de la panne. Or à moto, on entend la musique du moteur, celle de l’asphalte, qui ressemble au rythme de la narration. Il suffit de l’écouter et de recopier sur une feuille ce qu’on entend.

Votre livre est aussi, bien sûr, un récit de voyages – la Route 66, la Sardaigne, l’Australie,… Et puis, il y a le souvenir de votre père. Motard lui aussi, on l’« aperçoit » de temps à autre, dans une sobriété qui contraste avec le foisonnement de détails et d’anecdotes de la narration de vos périples. La clé de votre livre, ne faut-il pas la chercher du côté de la figure paternelle ?

Il faut sans doute la rechercher du côté de la quête de l’origine. A moto, sur les longues routes, j’ai souvent l’impression de remonter jusqu’à la source. J’avais écrit un livre qui s’appelle « Rejoindre l’horizon » où le narrateur-motard affiche cette ambition impossible. Je suis un nostalgique de l’infini : plusieurs figures sans doute concourent à cette quête.

La route, s’il n’y en avait qu’une à retenir, quelle serait-elle pour vous ?

Une ? La Route du cap Nord peut-être.

Quelle est votre prochaine destination pour l’après-confinement ?

Avant la crise j’avais prévu de partir cet été avec mon fils cadet dans le nord de l’Europe. Mais j’y ai renoncé en raison des frontières et des hébergements plus ou moins fermés. Nous allons donc rester en Suisse, et nous commencerons par l’Engadine ; le Stelvio que nous connaissons bien n’est pas exclu.


Jean Romain, Raconte-moi la route, éditions Slatkine, Genève, 2020.

(Interview: Laurent Pittet, Nyon, Suisse)