Free to run - mais encore... (1/5) - La part trop belle aux Américains ?

Free to run, le film du suisse Pierre Morath qui raconte l’essor de la course à pied, a connu un beau succès ce printemps. On y découvre notamment Noël Tamini, fondateur de la revue culte Spiridon – revue qui accompagna le phénomène de 1972 à 1989. Quel regard cet acteur clé de l’histoire du « running » porte-t-il sur le film ? Il nous propose ses remarques et réflexions en 5 chroniques exclusives.

Noël Tamini, en 1977, devant un exemplaire de Spiridon.

Noël Tamini, en 1977, devant un exemplaire de Spiridon.

Le film Free to Run est un incontestable succès, on ne cessera de le répéter. « Oui mais… », ont dit certains, après avoir applaudi, ce film ne fait-il pas la part trop belle aux Américains ?

Pour Pierre Morath, la « révolution » de la course à pied est partie de Mai 68. Franchissant les portes ouvertes alors, des coureurs à pied se sont affranchis des contraintes des fédérations, autorités sportives en place, heureux d’affirmer ainsi leur goût de la liberté.

Mais il existait des courses à pied avant Mai 68. Le docteur Norb Sander, l’un des protagonistes de Free to Run, m’a dit un jour : « Aux Etats-Unis, c’est parti d’un petit groupe de coureurs de fond qui s’était constitué en 1958 sur le modèle du Road Runners Club britannique, créé un an plus tôt. Ils l’ont fait parce qu’il n’y avait pas, à la Fédération américaine d’athlétisme, le moindre intérêt pour les coureurs de fond. Tout y était au service de la piste. Les gars ont commencé à créer leurs propres courses. En 1960, nous n’avions parfois que 20-25 participants. »

Le film Free to run accorde beaucoup d’importance au Marathon de New-York, épreuve mythique s’il en est.

Le film Free to run accorde beaucoup d’importance au Marathon de New-York, épreuve mythique s’il en est.

Je dirais aujourd’hui que les coureurs américains d’alors, et encore moins les Britanniques, n’étaient pas des « révolutionnaires ». Gens plutôt sages, ils progressèrent bien plus lentement que nous le ferons.

1960… Chez nous, ce n’était pas si différent de ce que dit Sander. Ainsi, en octobre, je tâtai de la course à pied à Sion, en Valais. Nous n’étions pas 40 bipèdes en tout pour 7 km 800. Nette victoire d’Yves Jeannotat, en 27 mn 31 s, devant le local Serge de Quay, 28 mn 43 s, que nous retrouverons plus loin. En élite, j’étais 12e… et dernier, mais sans le moindre entraînement sinon une course militaire par an, dès 1958, sur la distance de 20 km.

On peut dire qu’alors, en Suisse, la course à pied existait, mais surtout en Suisse alémanique, avec, pour fleurons, neuf courses militaires allant de 20 à 42 km. Exception de taille, un coureur romand y brillait : le lieutenant Serge de Quay.

1960, 1961… On admet aujourd’hui que, dans le monde, le jogging a démarré alors: en Nouvelle-Zélande. Voici ce qu’en dira Arthur Lydiard, le grand entraîneur :

« Au cours d’une conférence donnée au Lion’s Club de Tamaki, après les Jeux de Rome, j’ai expliqué que Snell et Halberg [médaillés d’or, sur 800 m et 5000 m, ndlr] avaient passablement couru en aérobie, sur des distances allant jusqu’au marathon, et que c’était cela qui avait contribué à améliorer leur endurance. […] 

 Une poignée de « pédégés » obèses, tout frais rescapés d’alertes cardiaques, vinrent ensuite me parler. Ils me dirent que leur médecin, généraliste, leur avait prescrit de rester autant que possible assis et d’être très prudents, leur vie ne tenant plus qu’à un fil. Or, je venais de défendre un point de vue tout à fait opposé. Je leur recommandai donc de faire du sport, sous contrôle médical, bien entendu. Mais je leur conseillai de consulter un bon cardiologue, car les généralistes ne connaissent pas grand-chose au sport et à ses effets. Et dites à ce cardiologue que vous avez envie de sortir, de marcher, de courir, bref, de vous remuer plutôt que de rester assis à attendre la mort! » 

L’année suivante, en 1961, avec Colin Kay, nous avons lancé le tout premier groupe organisé de « joggers ». […] Environ huit mois plus tard, huit d’entre eux, tous rescapés de crises cardiaques, parvenaient à courir, à près de 50 ans, les 42,2 km d’un marathon… 

En 1962, Bill Boverman [créateur de Nike, on le voit dans Free to Run] nous rendit visite, et nous avons réussi à l’intéresser au “jogging“. A cette époque, on ne connaissait encore rien à ce sujet en Amérique. Je suis allé lui donner un coup de main en 1963 à Eugene (Oregon), et nous avons mis sur pied ensemble un programme appliqué à plusieurs milliers de personnes. (…) D’autres ensuite entrèrent eux aussi en action comme Kenneth Cooper avec son livre Aerobics. (…) L’explosion des années 70 est venue d’hommes d’affaires après qu’ils eurent compris qu’ils pourraient vendre ainsi des millions de paires de chaussures, etc. […] »

Alors, oui ou non, les Américains ont-ils lancé la course à pied que nous connaissons ? Lydiard : « Les Américains sont des maîtres en la matière: il suffit qu’ils prennent goût à une chose qui existe depuis des années pour qu’ils pensent bientôt qu’ils sont les premiers à l’avoir découverte. » (1)

Récapitulons. En 1961, Lydiard lance le jogging, trot de santé, pourrait-on dire. De fait, en 1964, Antoine Blondin, l’extraordinaire chroniqueur de L’Equipe, s’émerveille à voir les Néo-Zélandais trotter un peu partout. Mais il est notoire que les Américains s’y sont mis bien plus tard : dès 1976. A preuve, cette photo historique, d’avril 1974 : des Spiridoniens d’Europe posant à l’entrée de Central Park, à New York, avec Norb Sander, Fred Lebow et leurs copains du Road Runners Club. C’était si insolite, des coureurs en short et en ville…

Il faut le dire et le répéter (au diable la timidité !) : chez nous, l’on n’était pas en reste. Ainsi, en Valais, mon pays natal. Il y avait eu ce Tour de Sion, en octobre 1960, qui subsiste, éclatant, dont j’ai reçu ce plat « Tour des sorciers », œuvre des élèves du professeur Deléglise. Il y aura le Tour des Dents-du-Midi, lancé en 1962 par les frères Jordan, de Vérossaz. J’en fus en 1968. Dites à d’autres que ça n’était pas du trail avant la lettre… A la même époque, Fionnay-Panossière, qui fêtera une sorte de jubilé les 6 et 7 août prochain, en présence de Gabriel Pellissier et de ses trois copains fondateurs. Il y avait eu aussi le Tour de Sierre, un dimanche matin de 1964, remporté par un policier vaudois, Bernard Huber. Dans une sale pluie de septembre, nous étions une douzaine, plus nombreux que les spectateurs.

N’empêche… Au début des années soixante, nous étions quelques-uns à courir, sans savoir si ailleurs l’on courait aussi, j’entends : sur routes, sentiers ou chemins. Dans l’indifférence générale et en passant souvent pour de drôles d’hurluberlus. Car à moins de s’appeler Jeannotat ou de Quay…

Celui-ci est quasiment mythique à mes yeux, car c’est le tout premier coureur que j’ai vu, de mes yeux vu. En famille, nous nous promenions aux Mayens-de-Sion, quand surgit soudain une course à pied, partie d’Hérémence. Serge, le plus jeune (15 ans), gagnera, impressionnant. C’était en juillet 1946, au temps des explosions atomiques sur les îles Marshall. Elles firent dire à l’écrivain Jean Giono, dans Nice-Matin, quelque chose comme « la fin du monde est proche ». 70 ans plus tard… Il nous en reste juste le bikini, mot créé aussitôt après.


(1) Arthur Lydiard, in Off the record, propos recueillis par B. Lenton, 1981.

L’image de tête de cette chronique montre Noël Tamini, en 1967, lors de la course Fionnay-Panossière.

(Texte : Noël Tamini / Documents photographiques issus des archives de Noël Tamini)