Free to run - mais encore... (5/5) - Le Docteur Sander, un apôtre

Le 10 août 1997, à Buis-les-Baronnies, après une corrida de 10 km. De gauche à droite, Norb Sander, Martin Bleasdale (Spiridon-Grande-Bretagne) et Jean-Claude Moulin (fondateur de la course Marvejols Mende).

Le 10 août 1997, à Buis-les-Baronnies, après une corrida de 10 km. De gauche à droite, Norb Sander, Martin Bleasdale (Spiridon-Grande-Bretagne) et Jean-Claude Moulin (fondateur de la course Marvejols Mende).

Free to run, le film du suisse Pierre Morath qui raconte l’essor de la course à pied, a connu un beau succès ce printemps. On y découvre notamment Noël Tamini, fondateur de la revue culte Spiridon– revue qui accompagna le phénomène de 1972 à 1989. Quel regard cet acteur clé de l’histoire du « running » porte-t-il sur le film ? Il nous propose ses remarques et réflexions en 5 chroniques exclusives. Dans ce cinquième et dernier rendez-vous, il fait le portrait de Norb Sander, vainqueur du marathon de New York en 1974, et nous apprend que « la bière est bonne pour les coureurs de fond ».

Norb Sander, vainqueur du marathon de New York en 1974, y allait un jour à son train, lorsqu’en plein Central Park il fut devancé… par une femme! « Je me ressaisis, dira-t-il, davantage piqué au jeu que pour défendre « l’honneur bafoué ». J’accélérai tant et si bien que, revenu à la hauteur de cette femme, Grete Waitz, nous avons passé ensemble la ligne d’arrivée. J’ai été ensuite tout surpris de recevoir la « coupe du premier marathonien de New York »! » En 1978, invitée par Fred Lebow, la Norvégienne était venue, presque incognito, courir pour la première fois un marathon. Et l’emporter en 2 h 32 mn 30 s, record du monde! C’est elle qui, dans Free to run, accompagne Lebow lors de son dernier marathon.

Médecin de son état, Norbert Sander est ce gai compagnon qui dans le film ponctue d’un rire sonore chacune de ses explications. En 1974, Jeannotat m’avait présenté à lui à l’issue du marathon de Boston. Yves vouait une admiration sans bornes à cet Américain venu étudier la médecine à Lausanne. « Il n’avait l’air de rien, m’a-t-il dit, mais sa faculté d’assimilation fut incroyable. Avec un petit accent et toujours entre deux éclats de rire, il parla bientôt français et se mit à gagner toutes les courses du pays, dont un championnat de Suisse universitaire de cross devant… Jeannotat (pardon pour ce manque de modestie !) Sander était intenable dès qu’il était en tenue de course… Et à l’université il obtiendra son diplôme avec la note maximale! » De quoi bomber le torse? Que non pas. Tant c’est le plus modeste des hommes. Mais, on l’a compris, doublé d’un coureur à pied comme il n’y en a plus guère. A preuve, une 4e place à Morat-Fribourg (en 55 mn 56 s) il y a exactement 50 ans.

En outre, cet altruiste fera œuvre de précurseur – un mot fait pour lui! – quand en 1978 il ouvrira, à City Island, en plus de son cabinet de pédiatrie, un centre de médecine sportive préventive. Quelques années plus tard, sachant qu’il y consacrait bien moins de temps aux coureurs, je m’en étonnai. « Je préfère les gens normaux ! » me répondit, en guise d’explication, ce fervent de l’autodérision.

Pendant longtemps, Norbert, de mère irlandaise, m’invitera ponctuellement à fêter avec lui la Saint-Patrick, le 14 mars. Ah! les bonnes bières dans ce pub irlandais où, un matin, nous avions observé un bonhomme qui jouait fort bien de l’accordéon mais… en dormant debout, quasiment, après au moins deux nuits blanches !

La bière est bonne
Dans Spiridon j’avais un jour publié un texte intitulé « La bière est bonne pour les coureurs de fond ». Signé Manfred Steffny, marathonien aux Jeux de Munich, et créateur de Spiridon-Allemagne. Quelle volée de bois vert je reçus, de la part d’abstinents purs et durs, dont on sait la grise mine! Or, une année que j’avais une fois de plus assisté au marathon de New York, le coureur Sander m’avait donné rendez-vous à l’arrivée. Puis il m’invita à le suivre en direction du bistrot proche, où il me présenta à du beau monde. Qu’on en juge : il y avait là Frank Shorter (lui aussi dans Free to run), champion olympique de marathon à Munich, et un autre joyeux drille, Ron Hill, docteur en chimie textile et 2 h 9 mn 28 s au marathon. Plus le Néo-Zélandais Jack Foster, 2 h 11 mn 25 s à plus de 40 ans! Soit trois des meilleurs marathoniens du monde qui éclusaient paisiblement des chopes de bière…

Sander m’étonnera vraiment un soir, avant Sierre-Zinal. Nous avions prévu de dîner au restaurant des Pontis, en compagnie d’une grande championne de ski, la Valaisanne Fernande Bochatay, convertie à la cause des coureurs libres après avoir assisté à Morat-Fribourg. La veille d’une course de fond comme Sierre-Zinal, que serait le repas de notre homme? J’étais bien curieux de le savoir, au souvenir de mes premières compétitions, quand, l’estomac « noué », le coureur solitaire que j’étais appliquait à la lettre – et sans succès – les préceptes d’une diététique balbutiante. En toute simplicité, Sander se délectera ce soir-là d’un bifteck ou d’une entrecôte et de pommes frites. Il terminera par une superbe glace à la crème ! Après quoi, il alluma un impressionnant… cigare. En parsemant le tout de son sourire tonique. Et nous avions arrosé ce repas d’une bouteille d’humagne indigne d’une meilleure cause.

Si un lecteur de Spiridon était alors venu lui demander conseil en matière de diététique (Sander répondait aux questions des lecteurs), pour sûr qu’il aurait dit : «Eh bien voyez… Mangez ce qui vous plaît vraiment, sans exagérer.» Tout est poison, rien n’est poison, dosis sola facit venenum. J’aurais ajouté, pour un lecteur bien entraîné : «Soyez à l’écoute de votre corps de coureur : lui sait bien ce qu’il vous faut.» Enfin… choisissez bien vos convives. Evitez donc ces gens qui ne pensent qu’à ça, la course du lendemain.

Avant Sierre-Zinal
Au matin, en avant pour Sierre-Zinal! Le coureur new-yorkais ne démérita pas du tout. Et à l’arrivée, il avait gentiment répondu à pas mal de lecteurs venus le consulter. Le même soir, bière en main, il racontait tout cela quand… «Oh là !» Et il se palpa un bras, une épaule, une omoplate. Ensanglantés, mais pas trop. «Je dois vous expliquer…» Rire sonore et bel accent américain. «Vers la moitié de la course, tout à coup… des vaches en face de moi sur le chemin ! O my god ! je me dis : ici qu’est-ce que fait la vache ?» Pour un Américain nourri d’histoires de bisons… «J’ai quitté le sentier… mais j’ai chuté puis glissé… Et je suis remonté plus loin, à travers la prairie… Les vaches, en haut ? Elles continuaient à me regarder...» Ben voyons… «Qu’est-ce qu’il fait, qu’est-ce qu’il a, qui c’est celui-là ? / Complètement toqué, ce mec-là, complètement gaga…» Ô mânes de Pierre Vassiliu !

Dans Free to run, on m’entend dire: « Pour moi c’est toujours l’homme ou la femme qui prime. S’il n’y a que le coureur, ce n’est pas grand-chose… » Unique New-Yorkais – il est né dans le Yonkers, d’un père pilote d’aviation et plutôt fantasque – à avoir remporté le marathon de sa ville, Norbert Sander Jr. aura toujours été un homme avant d’être un coureur. Plus que ça, et osons le mot, un apôtre.

Sensible à la misère des 2000 sans abri qui y vivaient dans des conditions indignes, il y a un quart de siècle, appuyé par New Balance, il prit en mains les destinées de Fort Washington Armory, où il était venu pour la première fois en 1956. Grâce à son dévouement, ce complexe sportif deviendra “the premier indoor track and field center in America“, le premier centre d’athlétisme en salle aux Etats-Unis, lit-on dans une interview parue dans le Leaders.mag. Après s’être démené corps et âme pour récolter des fonds, notamment grâce à des lettres publiées dans le New York Times, Sander dirige aujourd’hui cette Armory Foundation dont il est le fondateur et qui reçoit bon an mal an environ 400 000 visitors. Comme tel, ce père de quatre filles s’est plus particulièrement attaché à offrir à des milliers de jeunes une alternative au désoeuvrement qui les guette dès qu’ils ont quitté l’école sans le moindre job. Comment? par la pratique de l’athlétisme, les courses surtout. Pas étonnant, donc, qu’il ait enfin reçu, en octobre 2014, le prestigieux Abebe Bikila Award for Outstanding Contributions to Distance Running. Un prix déjà attribué à des personnalités comme Bill Rodgers, Grete Waitz et Fred Lebow, mis en évidence par le film de Pierre Morath.

J’ai cité Yves Jeannotat, qui s’exprime lui aussi dans Free to Run, après l’avoir fait à mes côtés dans Spiridon. Justement… Au temps où j’ai connu Sander, « nous écrivions afin de partager, nos joies ou nos écoeurées, ce que nous avions sur le cœur, un organe gros comme ça chez les coureurs de fond. Et parce que cela venait du plus profond de nous, de notre âme même, nous passions pour des idéalistes, de doux rêveurs, et l’on nous traitait de poètes.» (1) Or, «le sport, pour être compris, a moins besoin de sociologues que de poètes, a écrit Michel Clare (2). Et il ajoute : «Mais cette espèce se fait rare de nos jours. » Rare, pas protégée du tout, mais pas disparue. En témoigne… Norbert Sander. Je l’ai compris quand je reçus Forever and a Day, Stories of love, un ouvrage de très belle facture, fait de textes ravissants, de tendres confidences, où notre homme écrit en poète, et donc à cœur ouvert. Car cet homme au grand cœur a su préserver une âme d’enfant, constamment revitalisée grâce à sa fondation au profit des gosses.

Le premier texte, intitulé Loving you, débute ainsi : « Il y en a qui se marient pour l’argent, d’autres pour la gloire, d’autres par passion, et d’autres encore pour fuir la solitude. Moi, je me suis marié surtout pour aimer mon épouse. Pas toujours, bien sûr, mais presque toujours. » Et le poète poursuit : « J’aime son innocence, même si parfois ce n’est pas un ange... »

Comme par un fait exprès, ces textes de Norb Sander évoquent (je serai bref…) un helléniste, Sir George Robertson, qui aux Jeux olympiques de 1896 avait lancé le disque, à défaut du marteau, sa spécialité. Si le roi de Grèce lui avait remis, comme aux vainqueurs, un rameau d’olivier, c’est pour une « ode pindarique » de sa composition, qu’il avait déclamée dans le stade. Un athlète déclamant en grec ancien un poème écrit de la main qui a lancé le disque… Ô mes aïeux, quel grand moment ! Et voici que Norb Sander, vainqueur du marathon de New York… Salut, l’artiste !


(1) Dans La course au temps béni de Dieu, 3e volume de ma Saga des pédestrians, qui va paraître.
(2) Michel Clare, Sport-Palmarès, janvier 1978.

(Texte et crédit photo : Noël Tamini)