Délivrez-nous du cool

sale-head.jpg

Jules Salé a exercé pendant un an le métier de livreur à vélo pour les plateformes de repas Frichti et Deliveroo. Dans son premier ouvrage, aussi fascinant que cauchemardesque, cet ancien étudiant des Beaux-Arts retrace ses journées, détaillées avec humour, en dressant une critique acerbe sur l’ubérisation, l’esclavage 2.0, la politique, la malbouffe et la communication fascisante du « cool ». Rencontre avec ce jeune trentenaire qui a enfin exaucé son voeu d’acheter un camping-car et de quitter Paris.

L'exploitation à la cool.jpg

Roaditude – Comment s’est fait le cheminement jusqu’à livreur à vélo pour Frichti puis Deliveroo ? Et depuis combien de temps exercez-vous ce travail ?

Jules Salé – Cela fait sept-huit ans que je pratique des activités artistiques diverses depuis ma sortie des Beaux-Arts, entre vidéo, performances, écriture de spectacles et organisation d’événements. De manière épisodique, elles m’ont permis de subvenir à mes besoins. J’ai donc toujours exercé des petits boulots. Je suis tombé sur cette annonce de livreur à vélo et j’ai succombé à la promesse de liberté, d’immédiateté sans procédure d’embauche, de travail sans horaire fixe. Sur papier, cela correspondait bien à mon mode de vie. Et Frichti promet de gagner jusqu’à 120 € par jour ; un chiffre que je n’ai jamais atteint. J’ai exercé cette activité pendant un an, à partir de mai 2019. Frichti est la seule plateforme française mais elle est basée sur le même système d’exploitation des auto-entrepreneurs que les autres.

Comment vous sentez-vous depuis la parution de votre livre ? Les livreurs sortent-ils de leur silence ?

De nombreux livreurs s’expriment sur les réseaux sociaux et dénoncent cette situation. Je n’ai pas été le seul à témoigner, mais j’ai eu la chance d’avoir été partagé. Je me sens bien et je suis satisfait car il s’agit de mon premier livre. Le processus d’écriture, travailler en immersion, enquêter, raconter une histoire à partir du réel et être sur la brèche entre le document et la narration m’ont passionnés. J’espère que ce livre fera référence car j’ai essayé d’être exhaustif, d’aborder tous les sujets, dont une partie juridique (cour de cassation). J’espère qu’il servira aussi à informer le public, qu’il soit conscient de ce à quoi il participe.

Allez-vous davantage vous impliquer pour aider à requalifier le statut des livreurs, de l’auto-entreprenariat en salariat, puisqu’il existe un lien de subordination ?

C’est une question que je me suis posée. Dois-je interférer sur le réel et mener un mouvement social ? Je voulais organiser une grève chez Frichti suite à la suppression de la prime de pluie mais la position était dangereuse. Je n’avais pas envie de porter préjudice à d’autres livreurs. J’ai préféré garder mon rôle de témoin et d’observateur. Je me place plutôt comme un lanceur d’alerte, d’autant que je pense être le seul à avoir écrit un livre en tant que livreur de l’intérieur. Après, c’est le travail de la justice. Deliveroo a été condamné par un livreur dont le statut a été requalifié en salarié. Il a reçu 80 000 € d’indemnités ; ce qui correspond au montant qu’il aurait dû toucher. Aux États-Unis, les chauffeurs Uber commencent à avoir le droit d’être salariés. À force de précédents, les situations changeront.

De votre texte sur Facebook, où vous dénonciez les conditions de travail de Frichti, à votre livre, comment expliquez-vous justement que la plateforme ait décidé de supprimer la « prime de pluie » de 10 € [pour les livreurs qui travaillent les jours de pluie, ndlr] ?

Le chômage est très fort en France. Et la demande des livreurs qui veulent travailler est à la même échelle entre ceux qui ne sont pas diplômés et ceux qui arrivent sur le territoire français et ne parlent pas la langue. Cette pression se ressent sur le marché de l’emploi. Ces plateformes proposent du travail rapidement. En retirant cette prime, ils se sont rendus compte que la demande des livreurs est toujours présente. Pourquoi alors continuer de payer des primes s’ils constatent que tout continue de fonctionner ? Ils ont le contrôle total. Il n’y a pas de contrat de travail, pas de représentant du personnel ni de syndicat ; ils ont les mains libres pour jouer avec ce qu’ils veulent.

Deliveroo, Uber Eats… vous les citez toutes. Finalement Frichti, et ses produits frais et de saison, ne déroge pas à la règle de cette exploitation. Faut-il continuer à commander ?

Bonne question. En tant que livreur, c’est toujours un peu d’argent qui rentre. Cela permet également à ceux qui sont loin du marché de l’emploi d’en trouver. Mais cela reste un sous-travail, qui pourrait être de meilleure qualité et plus respectable. Avant l’arrivée des plateformes, les livreurs chez Domino’s Pizza étaient salariés, et pouvaient trouver un appartement, avec les avantages du salariat. Il s’agit aujourd’hui de personnes qui n’ont rien avec tout à leur charge. C’est une seconde zone du travail. Le client doit savoir à quoi il participe. Est-ce mieux que rien ? Rien serait mieux ? Je dirais que mieux serait mieux. Il faut être conscient qu’on participe à un système nocif et trouver des alternatives. Le client doit aussi se poser la question sur le fait d’être livré de manière systématique. La tentation est grande, les plateformes ont considérablement évolué, avec une offre qui n’existait pas il y a dix ans. Frichti propose des produits frais, vous pouvez vous faire livrer un boeuf bourguignon, les restaurants mettent à disposition leurs cartes sur les applications. Tout ce choix reste peu cher pour le client car les livreurs sont surexploités. Et tout est facile. Plus besoin d’appeler, vous glissez des images sur votre smartphone et appuyez sur un bouton. Ce système est à l’image de la société. On dit que les pauvres sont des assistés, mais cet assistanat s’adresse à ceux qui ont le pouvoir d’achat.

Vous soulignez que les charges sont à vos frais. Avez-vous pu bénéficier des assurances en cas d’accident de vélo et de maladie, ou finalement jamais ?

Je n’ai jamais rien touché. L’accident que j’ai eu s’est terminé avec des bleus, une cheville tordue. Ce n’était pas assez pour être couvert par les assurances. Même quand j’ai eu la grippe. Chez Frichti, il faut un arrêt d’un mois pour en bénéficier, à savoir se casser une jambe. Tous les petits accidents qui correspondent à la grande majorité des livreurs ne peuvent donc pas bénéficier des assurances.

Dans cette notion de « transparence », vous évoquez les dangers de ces applications qui pistent les moindres faits et gestes entre pauses et trajectoires. La surveillance représente-t-elle un des grands moyens de pression sur les livreurs ?

Nous sommes non seulement surveillés, mais en plus nous ne savons pas exactement comment. C’est le plus dérangeant. On ne sait pas ce qu’ils recueillent comme information ni leur impact. On sait seulement qu’ils ont un recueil et que cela fait partie de leur modèle de base. Eux ont toutes les infos et nous, aucune. Ils arrivent ainsi à élaborer leurs algorithmes, optimiser leur flux pour gagner plus d’argent. On est surveillés individuellement et collectivement, cela fait des statistiques, des chiffres.

Vous mentionnez d’ailleurs les codes du gaming pour les mécanismes de compétitivité sur les plateformes…

Oui chez Frichti, ils en jouent pour nous mettre en concurrence sur la base des codes du gaming, avec des classements de ceux qui ont parcouru le plus de kilomètres. Ils ne demandent pas si vous voulez jouer, vous recevez un mail automatiquement, vous êtes déjà dans le jeu. Et ce jeu, c’est de la compétition, sans aucune option.

Et les « shifts » également…

C’est ce qui permet d’avoir du travail. Frichti recrute dix fois plus de livreurs qu’ils n’en ont besoin. Ils ont au moins 3 000 livreurs dans leur banque de données pour 300 places. Ils sont ainsi sûrs qu’un livreur sera toujours disponible, même à 4 h du matin. Chaque livreur a donc assez peu de travail mais leurs grilles sont remplies. Ils donnent ainsi rendez-vous le jeudi à 15h où tous les livreurs se connectent en même temps et cliquent partout pour avoir un maximum de commandes à livrer. Frichti a totalement exclu le rapport humain dans l’espace de leur confort de travail, et préfère mettre en place une guerre numérique aux multiclics. Ensuite, nous sommes surveillés et jugés sur notre productivité. Cela leur permet d’affiner leurs algorithmes. Ils scannent tout, comme les sacs gérés par les préparateurs de commandes, également fliqués. C’est le rêve absolu du taylorisme ; des code-barres à chaque étape de travail où tout est automatisé, numérisé.

Vous citez justement le modèle du taylorisme à l’ère de l’ubérisation. Finalement rien ne se crée, tout se transforme. La start-up nation arrive-t-elle au bout de ses limites ?

Hélas, non. Beaucoup inventent des tonnes de services inutiles, tentent de tout disrupter, numériser, connecter. L’état de droit est-il en retard sur ces pratiques ? Oui. La justice arrive après, regarde ce qui se fait, est censé régulariser et faire en sorte que cela reste cohérent, civique, avec une forme de justice sociale, d’égalité. Mais elle est totalement en retard. Et quand elle sera à l’agonie, cela n’ira plus. Ces startups, qui se revendiquent disruptives, veulent faire comme les autres : du profit. Elles cartonnent ou elles meurent, c’est le principe de la startup et non d’avoir une activité économique régulière. Leur vocation est de devenir extrêmement rentable. L’humain est totalement secondaire.

La pandémie de Covid-19 a révélé l’importance de ce métier en plein confinement. Comme la plupart des livreurs, vous avez pédalé à toute vitesse dans les rues désertes de Paris. Comment avez-vous vécu cette période ?

C’était étrange. Nous étions au contact des gens. Je n’avais pas l’impression de respecter les gestes barrières ; il n’y avait pas encore de masques. Entre la commande et le client, on touche énormément d’accessoires : le smartphone, le vélo, la rampe d’escalier, le digicode, la poignée de porte… Deliveroo a utilisé l’expression « la livraison sans contact » pour rassurer les clients. Mais nous ne sommes pas des Jedi avec la Force de lévitation des objets. Il y avait aussi un côté culpabilisant : pourquoi les professeurs n’avaient pas le droit de pas faire cours alors que les livreurs pouvaient traverser tout Paris ? Je peux comprendre ceux qui apportaient les courses aux personnes âgées, mais pour nous, il s’agissait d’un seul repas, qui n’était pas indispensable. On était content de travailler mais l’idée de transmettre potentiellement le virus pour livrer un burger montre toute l’absurdité du système. Les gens sont habitués à manger des sushis, des burgers, et ne voulaient rien changer à leurs habitudes. C’est tout le propos du livre : comment le confort nous enlise dans la médiocrité.

Paris désert, c’est comment ?

Particulier. Les rues désertes, les ambiances de silence, les fenêtres fermées, le bruit des ambulances, je n’avais jamais vu cela. C’était agréable dans le sens où c’était moins dangereux, moins pollué, mais on se serait cru dans un film de fin du monde. Dans mes trajets, j’emprunte assez peu les pistes cyclables car elles sont rarement le chemin le plus court. Pour les balades, c’est bien, pas pour des livraisons rapides. J’utilise le plus souvent l’itinéraire piéton sur le GPS, même si en règle générale, je connais les rues par coeur. En revanche, la banlieue est plus contraignante car il existe peu de pistes cyclables. Les zones industrielles et les rocades ne sont quasiment pas éclairées et ne sont pas adaptées au vélo. 

En quelques chiffres, combien de kilomètres avez-vous parcouru ?

Environ 40 kilomètres par jour. Sur 5 jours, disons 200 km par semaine. Je n’ai jamais travaillé 7 jours sur 7.

Il y aussi ce tour que vous décrivez dans Paris quand vous attendez d’avoir une commande…

Oui, chez Deliveroo, les commandes ne sont pas garanties. On ne sait pas quand ni où une commande sera lancée. Pendant ce temps, nous ne sommes pas payés. On attend assis devant un Burger King, en espérant que cela sonne, ou on se déplace à vélo. Cela renvoie soi-disant notre position et « titille » l’algorithme. C’est un peu de la superstition. Mais quitte à ne rien faire, autant pédaler. Je pouvais tourner jusqu’à une ou deux heures sans savoir où aller. C’est épuisant et on se sent complètement inutile.

Quel a été votre chiffre d’affaires le plus élevé dans les bons mois ?

1 200 €. Mais il faut compter les cotisations sociales à 23 % (retraite, sécurité sociale) qu’on ne paie pas la première année. Si vous travaillez suffisamment, vous pouvez atteindre 10 € de l’heure.

Et les mauvais mois ?

300 €. Je faisais aussi d’autres activités.

Le meilleur pourboire ?

4 €, pendant le confinement. C’était la seule fois.

Combien de dépenses à vos frais (accidents, problèmes techniques) ?

Si on prend en compte le vélo, les lumières, les pneus, les réparations, le smartphone, la pharmacie… à peu près 1 000 € dans l’année. Frichti ne fournit aucun matériel mais facture 90 € pour le sac de livraison. On démarre donc à crédit, en travaillant 90 € gratuitement. Deliveroo fournit le casque avec une lumière, la veste, le sac, le pantalon de pluie.

Quel poids de livraison maximum le vélo peut-il transporter ?

21,8 kilos. Un ami livreur a pesé son sac et me l’a envoyé en capture d’écran. Il a également photographié 18 sacs en préparation. Frichti organise des tournées, un peu comme un facteur, avec des sacs préparés à l’avance pour livrer plusieurs commandes en même temps. Chez Deliveroo, partenaire de Burger King, les livraisons se font une par une ou deux par deux.

Comment voyez-vous l’avenir de la livraison ? Par drones ?

Soit on continue ce système avec une main-d’oeuvre surexploitée, soit on légifère et le prix de la livraison va augmenter car si on salarie les livreurs, cela coûtera forcément plus cher. Ou bien on entre dans une ère de robots. Pendant le confinement, certains ont commencé à créer des mini voiturettes télécommandées qui apportent les courses chez vous. Des drones volants ont été également tentés. Je pense que c’est un service qui mériterait de disparaître car c’est un caprice qui fonctionne sur l’exploitation.

Et le vôtre ?

J’ai rejoint mon personnage (rire). J’ai cessé ce travail à la sortie du confinement, rendu mon appartement et enfin acheté un camping-car, un Peugeot J5 de 1993. Un projet de longue date. À l’heure où je vous parle, je suis au bord d’une rivière de l’Ain dans le Jura. Je vais faire du VTT, car c’est ma passion à la base, rencontrer des gens et trouver un endroit dans lequel m’installer. Je réfléchis maintenant à écrire un second livre. Je pense aussi faire du woofing, qui consiste à travailler dans des fermes biologiques, et en échange, on est nourri et logé. Ce camping-car est pour moi un moyen de transition ; une étape entre ma vie citadine et celle rurale. J’aime rouler, le vélo, le voyage. En trois jours, j’ai parcouru 500 km. J’ai mon ordi, la 4G et j’essaie de mener à distance des ateliers cinéma avec des adolescents. J’ai tout à proximité : deux panneaux solaires, deux batteries, de la lumière, du chauffage, du gaz pour faire à manger. Je suis loin de la civilisation, loin des livreurs.


Jules Salé, L’exploitation à la cool, Stock, Paris, 2020.

(Texte : Nathalie Dassa, Paris, France / Crédits photos : Stock)