Route des hippies et archéologie familiale

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Découvrir la bande dessinée de Séverine Laliberté qui signe le scénario et d’Elléa Bird qui signe le dessin, c’est descendre dans ce que Marthe Robert appelait le « roman des origines ». Le chiasme posé par Marthe Robert — roman des origines, origines du roman — est exploré dans ce récit graphique qui se livre à une archéologie familiale. Rien d’étonnant que Séverine Laliberté soit archéologue au CNRS, elle qui dans Hippie trail, sous-titré Archéologie prénatale, livre une enquête sur les circonstances de sa naissance en Grèce en 1973.

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S’ouvrant sur trois playlists de chansons se rapportant aux quatre parties du récit (Mythes, Sur la route, Entre les murs, Délivrance), Hippie trail lève le voile sur les énigmes entourant la naissance de Séverine dans une prison grecque. Pourquoi, sous la Grèce des colonels, sa mère a-t-elle été incarcérée ? Séverine peut-elle accorder crédit au mythe familial selon lequel sa mère a été arrêtée pour des raisons politiques, poursuivant ainsi l’héroïsme de ses ancêtres anarchistes ? La légende glorieuse d’une mère Pasionaria ne tarde pas à se fissurer. Les doutes s’installent. Face à une mère qui élude les questions, Séverine tente pendant douze ans de rassembler les pièces d’un puzzle éclaté, soutirant des bribes de souvenirs à ses parents, reconstituant pas à pas les événements qui ont mené à sa naissance en Grèce.

Enquête généalogique

Tenace, l’enquête généalogique confronte les propos contradictoires, évasifs, lacunaires de la mère aux témoignages des amis qui l’ont accompagnée lors des deux voyages vers Katmandou. Hippie trail retrace l’odyssée hippie de ses parents, leur premier road-trip en 4L en 1970, leur second, toujours en 4L deux ans plus tard. Rompant avec la société de consommation, avec le conservatisme, une certaine jeunesse rebelle part sur les routes, direction Katmandou, en quête d’une sagesse orientale, d’une autre vie. L’issue de Mai-68 les a laissés désabusés. La vague du fric a pris à revers les idéaux d’une société plus juste. Il ne reste pour l’heure que la route vers l’Orient. Sur les routes de France, d’Italie, des pays de l’Est, traversant Milan, Venise, Zagreb, Belgrade avant de gagner la Turquie, ensuite l’Iran, l’Afghanistan, la 4L transporte les parents de Séverine et deux compagnons de voyage. Fouilles à la frontière, culte du haschich, magie des paysages montagneux, campement à la belle étoile…

Accompli en 1970, le premier road-trip s’inscrit dans la grande aventure vers l’Orient, la recherche d’une philosophie de l’existence. Séverine a la ténacité des archéologues formés aux enquêtes entre Œdipe et Sherlock Holmes. Elle apprend que, lors du second road-trip en 1972, ce sont les drogues qui écrivent la partition. Le mythe de l’Orient comme celui de Mai 68 a du plomb dans l’aile. La grande désillusion accouchera de deux phénomènes, l’addiction aux drogues dures et l’anarchisme révolutionnaire, la lutte armée.

Des cartes routières, des collages de photos d’époque rendent palpables les périples des jeunes gens en fleurs. Le facteur sonne toujours deux fois. En 1972, rebelote, la 4L part de Vénissieux, s’élance sur les routes d’Europe, jusque Belgrade, Moravita, Sofia, Istanbul, retrouve l’Asie qui ouvre une nouvelle fois ses portes aux voyageurs, réarpente Téhéran, Mashhad, prend la route vers Herat, Kandahar, ensuite Kaboul.

Vers la vérité

Au fil d’un dessin inventif, d’une narration émaillée d’analyses de l’histoire contemporaine (guerre froide, années de plomb en Italie, guerre en Afghanistan, histoire récente de l’Iran, de l’Afghanistan, pays avec lesquels les grandes puissances jouent aux dés), Hippie trail nous mène vers la vérité. La réalité est peut-être moins glorieuse que le mythe dès lors qu’elle compose avec la malchance, avec les errances d’existences qui se cherchent un sens entre volutes du haschich et splendeur des deux bouddhas de Bâmiyan avant que les talibans ne les dynamitent. On ne lèvera pas le voile, on n’éventera pas le résultat d’une enquête sur l’énigme familiale de Séverine.

Adulte, Séverine Laliberté a, avec la complicité d’Elléa Bird, reconstruit les deux voyages d’une génération portée par la vague du mouvement hippie. Nostalgie d’une époque qui, même si elle a rencontré des impasses, connu un ressac consumériste avant d’être récupérée, donc anéantie par le néolibéralisme, cherchait à bâtir une autre société, un autre rapport à la vie, à la politique, à la nature, à l’écologie. Quelque part, la désacralisation de l’aventure hippie la resacralise.


Séverine Laliberté, Elléa Bird, Hippie trail. Autobiographie prénatale, éditions Steinkis, Paris, 2020

(Interview: Véronique Bergen, Bruxelles, Belgique / Crédit photo : éditions Steinkis)