Dave Eggers, déroute au pays de nulle part

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Le dixième roman Dave Eggers, La Parade, qui vient de paraître chez Gallimard, n’offre aucune consolation face aux détournements des mythes fondateurs de l’Amérique. Un chantier littéraire cher à l’auteur du Cercle et du Grand Quoi.

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En 2018, dans le poignant Les Héros de la frontière, l’auteur américain Dave Eggers décrivait l’espoir et les limites d’une mythologie américaine fondatrice, celle de la frontière et de son dépassement vers une Terre Promise, un paradis perdu à reconquérir. À travers le portrait de Josie, mère de famille en rupture de cadre, emportant ses enfants dans un camping car sur les routes de l’Alaska, à la poursuite d’une nouvelle vie, l’auteur composait une puissante odyssée des désillusions, une quête d’identité malmenée, l’ébranlement d’une vérité et d’une promesse qui semblaient immuables.  

Récit de chantier

Trois ans plus tard, avec La Parade, roman itératif, mineur par la taille mais d’une densité qui a tout du pamphlet, Eggers poursuit le récit itinérant d’une agonie et d’une annihilation programmées. Dans un pays qui ne dit jamais son nom, aux contrées et aux structures ravagées par une longue guerre civile, un projet fou amène deux individus que tout oppose sur un chantier de cantonnier monotone mais dangereux, annonciateur d’un cérémonial parfaitement hors-sol. Leurs prénoms, déjà, annonce l’ablation des identités. Ils ne sont plus des hommes libres, mais des chiffres dans un découpage tayloriste du travail. Ils se nomment Quatre et Neuf. Leur tâche : « asphalter et peindre les lignes jaunes de deux cent trente kilomètres de route à deux voies qui relieraient le Sud du pays à la capitale dans le Nord urbain. » Un travail qui doit être terminé avant une saison des pluies qui arrive à grand pas. Car cette route parfaitement droite qui « traversait les broussailles, le désert, les forêts et les villages, mais ne rencontrait ni colline, ni montagnes, ni villes », cette voie « presque entièrement libre » doit accueillir la Parade, célébration orchestrée par le gouvernement dans le but de sceller la nouvelle Union, la paix, la réconciliation.

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 Le travail du duo est donc, sur le papier du moins, clairement divisé, automatisé. Neuf part en éclaireur sur un quad, avec quelques kilomètres d’avance, le long de la voie tracée au préalable par une couche de terre. Il doit repérer et avertir des régularités, dégâts, obstacles ou des dommages éventuels causés au matériel prédisposé le long du parcours. Des capsules remplies d’asphalte que Quatre, qui conduit un engin, le RS-80, capable de réaliser seul les tâches dévolues à une poignée de véhicules et d’engins, active à distance pour qu’elles répandent l’asphalte avant son passage. Dans ce récit de chantier, la logistique high-tech, qui permet au RS-80 de tracer la fameuse double ligne jaune en finition, contraste avec les bords de route, peuplés de mendiants, d’errants, de familles en retour d’exode, de milices armées et de bandits, qui hantent les rares agglomérations, campements, et cimetières de véhicules abandonnés comme autant de stigmates d’une guerre de civilisation ou de colonisation. Et où règne en permanence la menace des maladies.  

La route, suture ou cicatrice ?

La Parade laisse progressivement l’ambiance dystopique de sa fable géopolitique cohabiter avec l’histoire d’une opposition entre deux hommes, deux visions du temps et des espaces réduits de liberté le long d’un chantier linéaire au timing serré. Cela prend un virage sinistre alors que l’attitude de Quatre et de Neuf ne montre pas la même assiduité ni le même respect des règles édictées par la « Compagnie ». Quatre, le conducteur, suit scrupuleusement la procédure qui intime de ne pas se distraire de la tâche, tandis que Neuf entend profiter de chaque opportunité que lui offre l’itinérance et l’éloignement. Détours, rencontres, trocs. Deux visions furieusement antagonistes de la route et de son expérience. Forcément, ça finira mal.  

Le destin de cet improbable binôme et des individus plus ou moins louches qu’ils rencontrent à mesure de leur avancement est aimanté par cette langue de bitume qui doit servir de trait d’union. La seule portion asphaltée d’un réseau exclusivement en terre battue, vulnérable aux intempéries et aux attaques des bandits de grands chemins, est une suture sur une terre désolée peuplée de meurtris, de malades, de fonctionnaires en déshérence. Elle est sensée apporter le progrès et la sécurité, réduire la durée des trajets, augmenter la densité des échanges commerciaux, l’arrivée des produits en provenance de la capitale. Mais in fine, elle devient l’instrument coupant d’une domination acharnée. La dernière image du livre anéantit cruellement les promesses d’émancipation et de liens, laissant apparaître ce qui était, dès le départ, une évidence, signe de l’échec et de la réussite annoncée, tout à la fois, des deux tragiques exécutants.  

Car, dans La Parade, Dave Eggers nous indique comment un ouvrage logistique et cérémoniel peut dérouter les vertus de sa finalité annoncée et, soulignant le pire cynisme de l’humain, finit par dérouler le tapis rouge à l’ignoble, à en accélérer le funeste programme. Et n’épargne, encore une fois, ni le mythe de la Terre Promise, ni celui de l’El Dorado.


David Eggers, La Parade, Gallimard, Paris, 2021.

(Texte : Nicolas Bogaerts, Clarens, Suisse / Crédits photos : Adobestock, Gallimard pour la couverture)