La méta-route de Laura Tinard

J’ai perdu mon roman, premier roman non perdu de Laura Tinard, une artiste multidisciplinaire, s’affiche comme un road trip où la route se voit doublée par la méta-route. Humour, conduite textuelle en roue libre et construction narrative en gigogne caractérisent ce livre qui met en abyme la création littéraire (ou la posture, le fantasme de création) sous un éclairage ludique et halluciné.

Inscrite dans une école d’art de Bruxelles, la narratrice Pamela se lance à corps perdu dans un projet de roman collectif qui l’entraînera dans des failles vertigineuses et dans un jeu de miroirs infini entre personnages, narrateurs et auteurs. Co-démiurge de l’héroïne Gloria (un personnage d’écrivain qui paume son roman), Pamela (personnage créé par Laura Tinard) initie un chantier textuel collectif sur une plateforme participative, une rave collective writing, intitulé Ocean SkyLine. Mener à bien ce rituel zadiste XXIèmiste, qui se place dans le sillage des ateliers d’écriture dont la mode formatée a éclos aux USA avant de déferler sur l’Europe, implique de prédéfinir des règles d’écriture, des protocoles d’expérimentation. C’est la quatrième et dernière règle édictée par Pamela qui se retournera contre elle. La barrière entre la fiction et la réalité est fragile. Depuis Emma Bovary, c’est un axiome des Lettres. Posé comme un impératif que doivent observer les co-auteurs, cette ultime règle interdit d’interrompre leur participation de leur propre gré. D’enfreindre cette oukase, Pamela sombre dans un traquenard dont il importe peu de soupeser la nature imaginaire ou réelle.

Le contenu de cet article vous est offert.

Pensez à soutenir notre projet en faisant un don ou en commandant notre revue dans notre boutique en ligne.

Faire un don

Road trip circulaire

L’écriture virtuelle d’un Moloch collectif interminable qui finira par atteindre 8000 pages engendre une addiction qui se heurte à un retour du refoulé. Prise au piège des tentacules de l’imaginaire (à effets bien réels aurait dit Sartre), Pam doit quitter le Sud de la France, prendre la poudre d’escampette afin d’échapper au possible scénario de crime tramé par les autres auteurs d’Ocean SkyLine. Dépossédée de sa création qu’elle vit comme une drogue, Pamela cavale. L’héroïne s’élance sur la route, gagne Cahors, ville du poète Clément Marot précise-t-elle, gagne Alès, Arles. Le road trip est circulaire, spiralé, se prolonge le long du Rhône, se poursuit à Nantes. Les co-auteurs cannibales visent son élimination ; le cercle des poètes disparus a fait place au cercle des voleurs d’identité, des fantômes pixellisés. Le gratte-ciel océanique que compose l’hydre textuel en expansion continue et sans fin est la version contemporaine de la Tour de Babel dont on connaît désormais le châtiment.   

La fuite est la vérité folle de l’écriture collective. La panique la musique de fond des voyages entre Nice et Bruxelles où Pamela retrouve le Sana, un squat d’artistes. A l’époque du numérique généralisé, d’Instagram, le méta-texte dévore le texte, la méta-route dévore la route. Les tours de prestidigitation s’abîment dans le loufoque ; la narration bascule dans l’incontrôlable. Qui est cette Laura Tinard qu’elle rencontre en Bretagne ? Pourquoi Pam monte-t-elle dans la Chevrolet Bel Air rose gold de Laura Tinard qui s’avère « la copie conforme » de Gloria HideSeek ? Tout n’est-il que sécrétions hallucinatoires d’une imagination sans cran d’arrêt ? Le réel et l’irréel se sont lancés dans un jeu à somme nulle. Le roman à venir se dérobe car il n’y a plus à attendre Godot. Il ne sert plus à rien de rouler vers l’Océan Atlantique dès lors que l’impossible roman à écrire, perdu de n’être jamais perdu, nous, lecteurs, sommes en train de le lire. 

« Les portières se sont verrouillées. Et ça aussi, ça m’a fait rire ! Dans ma tête, le scénario continuait de s’écrire, ouais j’étais prise en otage dans la Chevrolet rose gold de Laura Tinard pour un échange tacite de mon roman, drôle de stupéfiant ! ». 

Roman hyper générationnel

Dans ce roman hyper générationnel et collant aux vertiges de notre époque, la Chevrolet rose gold semble glisser sur la Côte des Légendes sauf que le mélange des niveaux de réalité et d’irréalité, l’embrouille des référentiels spatio-temporels ne sont pas un accident mais le fond musical de l’univers. La route, une méta-route, le vivre, un méta-vivre. Les échanges de romans, les brouillages, substitutions des personnages se désituent dans un cadre d’errances à la fois mentales et géographiques. L’océan des pixels des écrans rendra-t-il l’âme devant l’Océan Atlantique que, d’une phrase bleue, Pamela veut rejoindre ? Jeu de pistes virtuose et froid, J’ai perdu mon roman met en scène la dématérialisation de l’expérience, l’effritement des limites entre imaginaire et réalité. Esthète du loufoque, Laura Tinard, qui n’est pas la Laura Tinard du roman, fait courir Actes Sud, l’éditeur Bernard Comment du Seuil dans des pages qui font de la perte d’un fantasme scriptural l’essence du textuel connecté dont la désintégration est synonyme de construction.


Laura Tinard, J’ai perdu mon roman, Seuil, Paris, 2022.

(Texte : Véronique Bergen, Bruxelles, Belgique / Crédits photo : Adobestock)