Croisière jaune, édition collector

La Croisière jaune, c’est plus de 12 000 kilomètres parcourus en autochenilles Citroën à travers l’Asie, entre Beyrouth et Pékin, sur près de onze mois, du 4 avril 1931 au 12 février 1932. Une édition collector enrichissante retrace cette épopée titanesque en version restaurée dont une partie des images retrouvées présente pour la première fois la vision de son cinéaste initial, André Sauvage, révoqué par son commanditaire, André Citroën.

Revenir sur cette grande expédition, c'est retracer les débuts du développement du transport routier de la révolution industrielle. La Croisière jaune fait partie des quatre grands raids lancés par André Citroën, après la traversée du Sahara et La Croisière noire sur le continent africain, mais avant La Croisière blanche dans le Grand Nord américain. Moyen parfait pour l’industriel français de promouvoir l’efficacité technique de ses autochenilles, véhicules tout-terrain d’avant-garde, empruntant des routes à peine carrossables avec à leur bord, une quarantaine d’hommes du monde des sciences, de l’art de la culture. Revenir sur cette grande expédition, c’est aussi redonner souffle à des épopées historiques, comme celle de Marco Polo, premier grand explorateur européen sur la route de la soie, et aux aventures romanesques, à l’instar de celles de Jules Verne, qui ont nourri l’imaginaire collectif. Mais derrière ce storytelling merveilleux et cette stratégie marketing se cache la carrière d’un cinéaste fauchée en plein vol, celle d’André Sauvage, remplacé au montage par Léon Poirier, réalisateur de La Croisière noire, qui n’était pas du voyage.

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Défi fou et histoires mouvementées 

C’est à une belle reconnaissance et à un éclairage révélateur que nous convie Carlotta via ce coffret collector DVD+Blu-ray+Livre en version restaurée 2K. Pour la première fois, la maison d’éditions nous livre le regard de ce réalisateur, poète, peintre et photographe sur cette odyssée qu’il a entrepris de bout en bout avec son équipe cinématographique. André Sauvage (1891-1975) est essentiellement connu pour son film muet Études sur Paris de 1928/1929, portrait urbain et lyrique du Paris des années folles.  

Avec La Croisière jaune, l’homme se voit engager par André Citroën (1878-1935) pour filmer les péripéties d’une nouvelle et grande épopée motorisée à but scientifique mais surtout promotionnel. Pathé-Natan investit alors une coquette somme de cinq millions de francs pour produire ce projet avec un nouveau matériel sonore (RCA Photophone). L’expédition nécessite deux ans de préparation, comprenant entre autres des négociations diplomatiques avec les différentes autorités territoriales pour traverser les frontières.  

Avant le début du périple, les premières déconvenues commencent, notamment avec le gouvernement des Soviets qui refuse le passage par le Turkestan, seul chemin pour contourner l’Himalaya, forçant ces aventuriers intrépides à réorganiser les trajectoires. L’équipe est alors scindée en deux. Le groupe “Pamir” est mené par le chef d’expédition Georges-Marie Haardt (1884-1932), assisté de Louis Audouin-Dubreuil (1887-1960), qui ont déjà participé à La Croisière noire. Il démarre à Beyrouth le 4 avril 1931 en direction de l’Orient. Le groupe “Chine”, dirigé par Victor Point (1902-1932), part deux jours plus tard de Tianjin pour traverser l’Extrême-Orient. Un point de jonction est fixé à Kachgar dans la région ouïghoure du Xinjiang où tous doivent se retrouver pour ensuite se diriger vers Pékin, se confrontant entretemps à leur parcours semé d’embûches. 

Braver les obstacles 

Quatorze autochenilles et deux C6 coloniales avec remorques s’embarquent ainsi sur les routes. Les trois versions du film et le livre, présentés dans cette édition, mettent en exergue les difficultés, les aléas et les dangers : conditions climatiques extrêmes, rivières et montagnes quasi-infranchissables, défaillances mécaniques, démontage-remontages des véhicules pour les transborder, prise en otages par un seigneur de guerre chinois, conflit sino-japonais, décès brutal de Georges-Marie Haardt.  

Au fil des images, La Croisière jaune se transforme en véritable parcours du combattant et en récit d’aventures trépidantes et périlleuses entre films, photographies et dessins, avec au cœur deux grandes étapes des plus éprouvantes. D’abord, celle de la traversée de l’Himalaya, ce légendaire “Toit du monde”, où seuls deux véhicules, en pièces détachées, franchissent les cols à plus de 4 000 mètres entre éboulements, ponts faillibles, périls au-dessus du vide et autres glissements de terrain. Puis, celle du désert de Gobi, avec tempêtes de sable et températures glaciales avoisinant -30 °C, qui gèlent le matériel et les moteurs, réduits d’autant par l’altitude. Une partie du voyage se fait également à cheval pour libérer l’équipe Chine des griffes du chef de guerre. 

À l’arrivée, et après moult complications encore, tout le monde arrive sain et sauf à Pékin en février 1932 après 315 jours, soit près de onze mois de périple, et plus de 12 000 kilomètres parcourus. Mais au moment du retour, Georges-Marie Haardt meurt soudainement à Hong Kong et André Citroën ordonne le rapatriement. 

Montage, démontage, remontage 

Cette odyssée motorisée a tout de la superproduction hollywoodienne. Hélas, la vision du premier montage d’André Sauvage ne convient pas au pionnier de l’industrie automobile. Celle “d’exprimer à la fois la fascination pour l’Asie traversée, le respect des cultures et la tentative d’y trouver des passerelles.” L’industriel, dont on connaît son admiration pour Henry Ford et les grands constructeurs américains, considère la version trop longue et ne valorise pas suffisamment la marque aux chevrons et les prouesses françaises de l’entre-deux-guerres. 

Il rachète alors les droits à Pathé-Natan, met au ban André Sauvage et engage le réalisateur de La Croisière noire au montage, qu’il préférait à l’origine, pour une version “abusivement montrée au public comme un film de Léon Poirier”. Cette mission Centre-Asie devient ainsi pour le public des années 1930 cet outil de communication qui fait entrer les autochenilles Citroën-Kégresse dans la légende de l’automobile, capables de franchir n’importe quel obstacle. Mais aussi l’un des premiers films sonores au monde grâce au système RCA.  

Mais, si ce reportage commenté (1 h 37) à la gloire du magnat relate cet accomplissement, il est aussi infecté par cette domination blanche, cet excès de paternalisme et de colonialisme français, avec en prime sacrifices de mouton et de chameaux. Sur les 50 000 mètres de pellicule enregistrés, il n’en reste finalement que 3 000 au montage définitif. Un couperet pour André Sauvage qui ne s’en remettra pas. 

Approche humaniste 

À la vue de L’Autre croisière d’André Sauvage (1 h 49), documentaire révélé ici pour la première fois et en exclusivité Blu-ray, la divergence artistique est prégnante. De ces quelques images retrouvées, ponctuées d’intertitres et de longues séquences sur les paysages et les diverses peuplades, ce cinéaste oublié montre plus avant la richesse de cette chevauchée audacieuse à la fois scientifique, ethnographique, géopolitique, folklorique et artistique. En bonus, plusieurs extraits (La Perse, l’Afghanistan, Dans la brousse annamite, Images indochinoises), reconstitués grâce au CNC, dépositaire de ses archives depuis 1980, renforcent cette approche bien plus humaniste et heuristique. 

Le livre de 396 pages est à l’avenant, constitué de son journal de bord entre lettres envoyées à son épouse Alice, photographies, cartographies, images souvenirs collectées au gré des chemins, télégrammes, missives entre lui et Pathé-Natan, et coupures presse dont certaines dénoncent l’injustice. À l’exemple de La Cinématographie française arguant “un attentat au droit moral des réalisateurs de films”. Une troisième version, plus courte et plus sobre (18’), réalisée par Albert Radenac en 1973, figure également dans les suppléments, avec la musique de Prokofiev.  

Au regard de ces décalages d’intentions et du précieux travail d’archives entre le CNC (Béatrice de Pastre et Éric Le Roy), Pathé-Natan et la famille d’André Sauvage, cette édition rééquilibre les positions sur l’une des premières grandes aventures humaines et mécaniques des temps modernes à la découverte de l’Empire du Milieu.


L’aventure cinématographique de La Croisière jaune d’André Sauvage, coffret Collector Blu-ray+DVD+Livre, Éditions Carlotta, Paris, Décembre 2022.

(Texte : Nathalie Dassa, Paris, France/ Crédits photo : Succesion André Sauvage)